La controverse des escargots
PDFL’attachement mutuel de ces deux escargots des haies (Figure A) montre qu’ils se reconnaissent de la même espèce, bien qu’étant d’aspect très différent à nos yeux doués de la vision des couleurs, contrairement aux leurs. La variation de couleur de leur coquille s’appelle un polychromatisme. Elle dépend d’un jeu de deux allèles d’un même gène déterminant deux caractères : « rose » et « jaune ». Elle a été très utilisée en génétique des populations naturelles dans les années 1950, époque où l’on ne savait étudier des gènes que s’ils déterminaient un phénotype visible.
Lors d’un colloque tenu à Cold Spring Harbor (Etat de New-York, USA) en 1959 à l’occasion du centenaire de l’Origine des espèces de Darwin, cet escargot fut l’occasion d’une grande controverse scientifique entre « sélectionnistes » et « neutralistes », que l’historien des sciences William Provine a appelée avec humour « the Great Snail Debate« . Le français Maxime Lamotte, travaillant avec le mathématicien Gustave Malécot, montra que les fréquences phénotypiques varient en grande partie au hasard dans les populations naturelles, la sélection n’expliquant que 10% maximum de la variation entre populations. C’était la théorie « neutraliste ». Ceci contredisait les données obtenues sur la même espèce par le britannique P.M. Sheppard, lui aussi présent au colloque, qui privilégiait le rôle de la sélection par les prédateurs, comme les grives. C’était la théorie « sélectionniste ». Selon lui, les profils de fréquence des allèles variaient essentiellement en fonction du microhabitat des escargots. Cela traduisait le fait que les grives, capables de discerner les couleurs, chassaient les escargots à vue dans les fourrés (Figure B) ; la couleur du milieu modifiant plus ou moins leur capacité à percevoir les différents phénotypes. Sheppard relevait de l’école de Ronald Fisher, auteur de l’ouvrage fondateur de la génétique évolutive : The genetical theory of natural selection en 1930. Un porte-parole de cette école, E.B. Ford, estimait que les mutations ne pouvaient atteindre une fréquence élevée par hasard, et postulait donc que les polymorphismes importants comme celui des escargots devaient être dus à la sélection par les prédateurs. Pour l’américain Sewall Wright, autre fondateur de la génétique des populations présent au colloque, le hasard n’est intéressant en évolution que parce qu’il favorise l’action de la sélection naturelle. Il peut alors affranchir les populations des maximums locaux, permettant aux fréquences alléliques d’évoluer continuellement au sein des populations. C’était suggérer que Lamotte et Malécot se laissaient égarer par un sujet de peu d’importance.
L’épilogue de ce débat intervint dix ans plus tard. En 1969, les japonais Motoo Kimura et Tomoko Ohta interprétèrent l’importante diversité des polymorphismes moléculaires découverte en 1966 chez la mouche Drosophila pseudoobscura par Lewontin et Hubby et chez l’homme par Harris. Ils démontrèrent que cette quantité énorme de variation ne pouvait s’expliquer que si la majorité des allèles fluctuaient au hasard. Résultat : une controverse de dix ans qui faisait suite à une autre controverse de dix ans sur le rôle des mutations délétères. Au terme de ces débats, la théorie neutraliste triompha. Sur la base des équations de Malécot, Lamotte avait donné pour la célébration du centenaire de la sélection naturelle un message d’humilité que la communauté scientifique n’avait pas su entendre.
A noter que la « théorie neutraliste de l’évolution moléculaire » [1] n’affirme pas que la sélection naturelle n’existe pas, mais seulement que la majorité des polymorphismes moléculaires sont neutres. Elle reconnait cependant que les changements génétiques les plus importants pour transformer une espèce sont sélectionnés. En 1982, le mathématicien britannique Kingman donna la forme définitive au modèle neutraliste avec la « théorie de la coalescence« , une extension des équations de Malécot sur la filiation des gènes. Après avoir vu son travail un temps négligé, Malécot (1911-1998) recevait une reconnaissance définitive. Il est désormais considéré comme l’un des fondateurs de la génétique des populations.
Références et notes
[1] Motoo Kimura (1983) The neutral theory of molecular evolution, Cambridge University Press.