| Focus 1/3 | Les extinctions massives dans les temps géologiques

Georges Cuvier

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Figure 1. Portrait de Georges Cuvier par James Thomson par James Thomson (1789-1850). [Public domain, via Wikimedia Commons].
L’image laissée par Georges Cuvier (1769 – 1832) dans l’opinion des biologistes actuels est complexe. Cuvier reste admiré, comme il l’était déjà de son vivant, pour avoir été l’un des —sinon le— meilleurs anatomistes de son temps, l’un des fondateurs de l’anatomie comparée et un contributeur majeur au renom et au développement du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. Mais il fut aussi dénigré, sur le plan scientifique et sur le plan moral. Scientifique d’abord, pour avoir farouchement combattu les idées de deux ses collègues, son ancien ami Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772 – 1844) et Jean-Baptiste de Lamarck (1744 – 1829).

Tous deux avaient proposé des hypothèses hardies sur les relations entre les différents groupes d’organismes vivants, hypothèses qui contribuèrent plus ou moins directement à l’émergence de la théorie de l’évolution :

  • Cuvier, lui, avait établi, sur la base de leur anatomie, quatre grands groupes d’animaux, quatre organisations complètement distinctes et originales, sans relations possibles entre elles : Rayonnés (éponges, coraux, échinodermes…), Mollusques, Articulés (les arthropodes) et Vertébrés.
  • Geoffroy Saint-Hilaire, lui, envisagea des correspondances, des « analogies », entre les structures de ces « plans d’organisation » distincts, allant jusqu’à envisager l’anatomie d’un homard comme un équivalent « sens dessus dessous » de celle d’un vertébré (squelette externe contre squelette interne, chaîne nerveuse ventrale contre dorsale, système circulatoire dorsal au lieu de ventral…).

La « querelle des analogues » qui opposa Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en 1830 captiva autant les savants naturalistes comme Goethe, depuis la Prusse, que les mondains comme Balzac, à Paris [1].

Avec le succès de la théorie de l’évolution de Darwin, l’historiographie a surtout retenu la confrontation de Cuvier et de Lamarck, auteur en 1809 d’une théorie évolutive selon laquelle les organismes pouvaient se transformer d’une génération à la suivante :

  • par « l’hérédité des caractères acquis » : les caractéristiques physiques acquises par les parents de leur vivant — leur musculature, par exemple — se transmettraient directement à leur progéniture ;
  • et par « l’usage et le non-usage d’un caractère » : une structure tendrait à disparaître quand elle ne serait pas, ou plus, « utile » à l’organisme ; elle se développerait, à l’inverse, si elle avait un avantage direct pour l’individu [2]).

On accuse Cuvier d’avoir non seulement étouffé cette théorie novatrice de Lamarck, mais aussi de n’avoir pas hésité à ridiculiser encore son adversaire lorsqu’il prononça son éloge funèbre, en 1829.

Cette critique morale, plus que scientifique, de Cuvier se nourrit aussi de la trajectoire sociale du personnage : jeune natif de Montbéliard d’origine modeste, Cuvier finit anobli baron par Charles X en 1819, après une ascension sociale ininterrompue en dépit des bouleversements politiques, économiques et sociaux qui marquèrent la Révolution, l’Empire napoléonien puis la Restauration. Cuvier fut donc caricaturé au  XXe siècle comme le représentant typique des positions réactionnaires (conservatisme social de la bourgeoisie du XXe siècle et conservatisme scientifique additionné de bigoterie catholique), à l’opposé de Lamarck (le visionnaire qui aurait eu raison trop tôt) et de Geoffroy Saint-Hilaire (l’audacieux iconoclaste et probablement agnostique).

L’histoire et l’histoire des sciences font aujourd’hui un portrait plus nuancé de Cuvier, qui mourut du choléra en 1832, à 62 ans. Sur le plan scientifique, les idées de Cuvier étaient solidement fondées sur des observations anatomiques rigoureuses, quand celles de Geoffroy et de Lamarck osaient des conjectures hasardeuses dans l’espoir d’expliquer la diversité des animaux par une seule théorie générale. Ce sont ses compétences anatomiques plus que sa ferveur religieuse qui amenèrent Cuvier à refuser le transformisme des espèces avancée par Lamarck : Cuvier soulignait que l’anatomie des animaux était étroitement liée à leur mode de vie et assurait leur survie. Il n’était donc pas possible, selon lui, d’envisager des organismes « intermédiaires » entre deux groupes, ou de modifier une seule caractéristique indépendamment de l’ensemble de l’organisme, puisque ces êtres ne pourraient pas « fonctionner » correctement [3]. Les quatre catégories d’animaux définies par Cuvier, et au sein de chacune d’elle les espèces les unes par rapport aux autres, ne pouvaient donc être que des boîtes étanches.

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Figure 2. Le Megathérium, exemple d’animal disparu décrit par Cuvier dans son Discours sur les révolutions du globe. [Source : © C. Langlois.]
Dans le même temps, l’expertise anatomique de Cuvier lui avait permis de démontrer que certains squelettes fossiles ne correspondaient à aucun animal vivant (Figure 2). Expliquer leur existence passée tout en refusant le transformisme amena Cuvier à envisager des « révolutions du Globe », chaque révolution faisant disparaître la faune précédente avant qu’une autre n’émerge et se développe. La notion actuelle de crise en est une réinterprétation de cette vision « catastrophiste », désormais compatible avec la théorie de l’évolution, puisqu’aucune crise n’a jamais pu éradiquer l’intégralité des espèces vivantes.

 


Références et notes

Image de couverture. Portrait de Georges Cuvier par James Thomson. [Source : James Thomson (1789-1850) [domaine public], via Wikimedia Commons.]

[1] Hervé Le Guyader (2017), Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Un naturaliste visionnaire. Belin, coll. Alpha, 448 p. – ISBN : 978-2-4100-0609-4. Pour un compte-rendu de l’ouvrage, voir C. Langlois (2017), sur le site Planet-Terre.

[2] Remarquons que cette idée, pourtant erronée, est toujours bien ancrée dans la conception de l’évolution des espèces par le grand public !

[3] Cet argument de l’impossibilité d’organismes « intermédiaires » est toujours employé par les mouvements anti-évolutionnistes. Cependant, si l’argument était pertinent contre la théorie de Lamarck, il n’est pas valide contre l’évolution darwinienne, qui raisonne à l’échelle de populations d’individus différant légèrement les uns des autres.