Sur les apports en physique du climat de Klaus Hasselmann et Syukuro Manabe, prix Nobel 2021
PDFTrois lauréats se partagent le Prix Nobel de Physique en 2021 : Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann pour « avoir jeté les bases de notre connaissance du climat de la Terre et de son influence par les activités humaines » et Giorgio Parisi pour « ses contributions révolutionnaires à la théorie des phénomènes désordonnés et aléatoires » comme l’écrit l’Académie des Sciences suédoise dans sa justification de l’attribution du prix. Les travaux de Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann font l’objet de cet article. Ceux de Giorgio Parisi sont présentés dans l’article « Sur les contributions à la physique statistique de Giorgo Parisi, prix Nobel de physique 2021 » dans la rubrique physique de cette même encyclopédie.
Quelles sont les contributions pour lesquelles une moitié du Prix Nobel de Physique 2021 a été attribuée à Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann ? En quoi leurs travaux sur « la modélisation physique du climat de la Terre, la quantification de la variabilité et la prévision fiable du réchauffement planétaire », comme l’écrit d’Académie des Sciences suédoise dans sa justification de l’attribution du prix, ont-ils été fondateurs pour la climatologie physique ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun, qu’est-ce qui les distingue ? Quels ont été les progrès faits depuis leurs travaux pionniers datant de plus de 40 ans pour Hasselmann et plus de 50 ans pour Manabe ? Cet article tente de répondre à ces questions.
1. Introduction : le climat, un système physique complexe de première importance pour l’humanité
Le climat est un exemple phare d’un système physique complexe. Il est régi par des processus physiques, chimiques et biologiques fondamentaux pour l’essentiel très bien compris. Mais l’interaction entre de nombreux processus et des composantes variées du système (Figure 1), à travers des échelles spatiales et temporelles très diverses, génèrent un comportement complexe du climat de la Terre. Cette complexité le rend difficile à décrire mathématiquement et à en prédire, même parfois comprendre, son comportement.
Syukuro Manabe est un des pionniers de la modélisation physique du climat à l’aide des ordinateurs : C’est leur capacité de calcul qui permet de représenter les interactions entre les processus en jeu et donc de faire émerger, dans la simulation numérique, le comportement caractéristique du système climatique. Il y a plus de 50 ans, Manabe et ses collègues ont jeté les bases de la prédiction de la réponse du climat aux émissions de gaz à effet de serre. Comme nous le verrons dans la suite, ces travaux pionniers ont déjà permis de décrire les caractéristiques spatiales et temporelles essentielles du changement climatique en cours aujourd’hui.
Les travaux de Klaus Hasselmann ont permis de mieux appréhender la façon dont émerge une réponse du système climatique prédictible d’un comportement chaotique aux courtes échelles de temps. Son apport essentiel, dans ses travaux fondateurs d’il y a 40 ans, est d’avoir ouvert la voie vers la branche de la climatologie qui traite de la détection du changement climatique et de l’identification de ses causes, donc de son attribution aux causes humaines ou naturelles. Ses méthodes d’identification des « empreintes digitales » permettent aujourd’hui au GIEC de juger que le rôle dominant de la nature humaine dans le changement climatique observé depuis environ 150 ans est un fait scientifique prouvé.
Les contributions de Manabe et Hasselmann sont décrites tour à tour en un peu plus de détail dans les deux sections suivantes de cet article.
2. La modélisation physique du climat
Comme décrit plus en détail dans l’article sur les modèles de climat, la modélisation physique du climat repose essentiellement sur deux piliers.
Le premier pilier consiste en la représentation de la circulation atmosphérique, élargie plus tard à celle de la circulation océanique, typiquement à l’échelle de la centaine de kilomètres. Il s’agit de la solution des équations de la mécanique des fluides avec un pas de temps de quelques minutes. Les systèmes météorologiques majeurs dits « synoptiques » et leur évolution dans le temps, d’heure en heure, sont donc explicitement simulés. Avec l’avènement des premiers ordinateurs – et en réalité même avant par Richardson [1] – des travaux pionniers [2], [3] ont été effectués dès les années 1950 pour simuler l’écoulement atmosphérique. Souvent l’objectif à long terme visait la prévision numérique du temps plutôt que de modélisation du changement climatique, qui était à cette époque une question connue mais souvent perçue comme moins pressante (Lire : Penser le changement climatique (16e-21e siècles)).
Le deuxième pilier est la représentation d’un grand nombre d’autres processus physiques, et même chimiques et biogéochimiques dans les modèles plus récents. Communément appelé « la physique » dans le jargon des modélisateurs du climat, cet ensemble comprend notamment une représentation des processus liés aux différents types de rayonnement dans l’atmosphère. Les travaux de Syukuro Manabe se situent surtout dans le domaine de ce deuxième pilier « physique ». Sa contribution, notamment à la question de l’effet d’une augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans les années 1960, fut centrale pour le développement ultérieur de la discipline scientifique naissante.
Déjà à la fin du 19e siècle, Arrhenius [4] avait effectué des calculs basés sur les propriétés radiatives du CO2 pour répondre à la question de savoir quelle était l’augmentation de température moyenne globale à attendre lors d’un doublement de la concentration de ce gaz dans l’atmosphère – une grandeur qu’on appelle aujourd’hui la sensibilité climatique. Il avait évalué cette sensibilité à environ 5 à 6°C. (Lire : De la découverte de l’effet de serre au GIEC)
Mais c’est finalement Syukuro Manabe qui, dans une suite de trois articles [5], [6], [7] a réussi à quantifier cette sensibilité du climat à l’aide d’un modèle tridimensionnel de circulation atmosphérique.
Le premier travail mis en exergue par le Comité du Prix Nobel de Physique (2021), à savoir l’article de Manabe et Strickler (1964), consistait à mettre au point un modèle unidimensionnel de l’atmosphère (une colonne verticale, Figure 2), dans lequel le profil vertical de température était calculé en fonction des propriétés radiatives de gaz constituant l’atmosphère et de l’ajustement convectif humide [8].
Le deuxième article (Manabe et Wetherald, 1967) décrit une amélioration clef de ce modèle (remplacement d’un profil d’humidité relative fixé par un profil d’humidité relative constant), qui permet de représenter la rétroaction de la vapeur d’eau – le fait que l’air plus chaud peut contenir plus de vapeur d’eau, ce qui augmente l’effet de serre. Ainsi armés, Manabe et Wetherald ont pu utiliser ce modèle pour recalculer la sensibilité climatique. Leur résultat, une augmentation de 2,3°C pour un doublement du CO2 atmosphérique, peut être considéré comme un résultat clef dans l’histoire de la modélisation du climat, si ce n’est dans l’histoire de la climatologie.
Les progrès techniques des ordinateurs ont permis à Manabe et Wetherald (1975) d’utiliser une version tridimensionnelle de ce modèle. Cette version nettement plus complète permettait d’intégrer les équations complètes (mais simplifiées) de chaleur, masse, quantité de mouvement et rayonnement dans l’atmosphère ; la Terre dans ce modèle très simple (Figure 3) était en réalité représentée par un gros tiers d’une hémisphère idéalisée, moitié continent, moitié océan entre l’équateur et 66,5°N, et complètement continental au-delà, avec un bouclage cyclique aux bords est et ouest du domaine ; « l’océan » n’était rien d’autre qu’un surface continentale toujours humide. Malgré ces simplifications, ce modèle, exécuté sur un ordinateur nettement moins puissant qu’un smartphone d’aujourd’hui, a précisé et étendu les résultats de 1967. Il a permis de préciser la valeur de la sensibilité climatique obtenue en 1967 : 2,93°C. Encore aujourd’hui le GIEC [9] situe la valeur de cette sensibilité à environ 3°C (entre 2,5 et 4°C). Le travail de 1975 a étendu les résultats de 1967 dans le sens où il a pu montrer plusieurs caractéristiques importantes du changement climatique observé aujourd’hui, notamment une amplification du changement climatique aux hautes latitudes Nord et une intensification du cycle hydrologique.
Depuis cette époque pionnière, le nombre de climatologues a fortement augmenté, la puissance de calcul des ordinateurs a explosé, les observations, notamment via les satellites, sont devenues incomparablement plus précises et complètes, et le changement climatique, pour l’essentiel une prédiction au début des années 1970, est devenu une réalité incontestable. Tous ces éléments montrent à quel point les travaux de Manabe (et d’autres pionniers, dont de nombreux sont aujourd’hui décédés) étaient robustes et visionnaires.
3. Comment détecter le changement climatique au sein du « bruit » météorologique et comment prouver qu’il est attribuable aux activités humaines.
Dans les années 1970 le changement climatique d’origine humaine pouvait être considéré comme une prédiction. Comme le montre la figure 4, en 1970 l’augmentation de la température moyenne globale par rapport au début du siècle était encore modeste et ne sortait pas vraiment du « bruit » de la variabilité naturelle (interannuelle et décennale) du climat. Néanmoins, dans les années 1970, Klaus Hasselmann a pu poser les bases de ce qui allait devenir la science de la détection et de l’attribution du changement climatique.
Une des caractéristiques fondamentales du système climatique est sa variabilité à toutes les échelles de temps et de l’espace, à commencer par la variabilité météorologique. Pour cette raison, toute tentative de détection d’un changement climatique revient pour l’essentiel à se poser la question de savoir si le signal observé – un changement de température « moyenne » (Lire : La température moyenne de la Terre) sur quelques décennies, par exemple – sort de ce « bruit » de variabilité naturelle. Le premier travail sur cette problématique cité par le Comité du Prix Nobel de Physique (2021) est l’article publié par Hasselmann en 1976 [10].
Dans ce travail intitulé « Stochastic climate models », il utilise l’analogie avec le mouvement Brownien pour analyser le spectre de variabilité d’un système couplé entre deux composantes, dont l’une – l’atmosphère – est caractérisée par une forte variabilité aux courtes échelles de temps (c’est le domaine de la météorologie), tandis que l’autre – l’océan – est plus inerte. Son modèle simple mais élégant montre que la composante « lente », donc l’océan, intègre le bruit « blanc » [11] de l’atmosphère – donc des variations météorologiques chaotiques à toutes les échelles de temps – pour ensuite exhiber un spectre de variabilité dominé par les variations lentes. Comme l’océan, avec sa grande superficie et sa forte inertie thermique, est aux longues échelles de temps la composante « déterminante » du système climatique, ce travail a permis de comprendre la variabilité climatique naturelle comme un bruit « rouge ».
Examinons la Figure 4 [12]. En comparant l’évolution observée du climat (courbe noire) avec les simulations d’un modèle de climat avec (courbe rouge) et sans (courbe bleue) facteurs humains au cours de la période 1900-2020, il est aujourd’hui facile d’identifier le rôle des activités humaines en tant que cause principale du changement climatique. Tandis que le modèle simule une évolution du climat réaliste quand il prend en compte les facteurs humains, par contre le climat qu’il simule au début du 21ème siècle en l’absence de ces facteurs humains est très différent des observations. Aujourd’hui les courbes rouges et bleues se distinguent sans ambiguïté l’une de l’autre et l’impact des activités humaines émerge très clairement du bruit de la variabilité interannuelle. L’apport essentiel de Klaus Hasselmann fut de jeter les bases des méthodes de détection de « l’empreinte digitale » du changement climatique d’origine humaine dans un travail publié en 1979 [13].
Cette « empreinte digitale » [14] est la structure spatio-temporelle, mais pas l’amplitude, de la réponse d’un modèle de climat à un forçage humain (donc à l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre, à l’émission d’aérosols ou aux changements de l’utilisation des terres). Une fois ces structures spatio-temporelles des réponses connues par la modélisation, on peut ensuite se poser la question de savoir quelle est la part de ces réponses aux forçages humains dans les variations climatiques observées. Plusieurs méthodes statistiques sont utilisables pour ce travail. Pour l’essentiel il s’agit de reconstruire le changement observé, dans ses caractéristiques spatiales et temporelles, à partir des structures spatio-temporelles des réponses simulées aux différents forçages d’origine humaine, et non pas des amplitudes anticipées de ces réponses. Pour les gaz à effet de serre, il s’agit donc essentiellement de la sensibilité climatique telle qu’elle est simulée par le modèle. Les avantages de cette approche sont multiples, mais la plus importante est sans doute la grande efficacité de la méthode, permettant une attribution fiable du changement climatique dû à l’action humaine. Comme l’ont bien écrit Santer et coauteurs [15] « au lieu de chercher une aiguille dans un coin minuscule d’une grande botte de foin (et de procéder ensuite à la recherche dans le coin minuscule suivant), Hasselmann a préconisé une stratégie plus efficace – la recherche simultanée dans toute la botte de foin… »
4. Messages à retenir
- En ouvrant la voie à la détection des variations climatiques et à l’identification de leurs causes, Klaus Hasselmann a mis en évidence le rôle prépondérant des activités humaines dans le réchauffement observé depuis le milieu du 19e siècle.
- Syukuro Manabe est l’auteur du premier modèle physique qui parvint à montrer la sensibilité du climat à la teneur de l’atmosphère en CO2. Dès 1967, une première version de ce modèle prédisait une augmentation de la température moyenne de 2,3°C pour un doublement de la concentration en CO2. En 1975 une version tridimensionnelle de ce modèle complétait cette prévision en prédisant l’amplification de ce réchauffement aux latitudes nordiques, confirmée plus tard par les observations.
- Si le GIEC a été honoré en 2007 par le prix Nobel de la Paix, le prix Nobel de Physique attribué en 2021 constitue une reconnaissance des progrès considérables accomplis sur la compréhension de l’évolution du climat de la Terre et du réchauffement climatique actuel.
Notes et références
Image de couverture. De gauche à droite : Syukuro Manabe, Klaus Hasselmann et Giorgio Parisi. [Source : © Illustration de Niklas Elmehed]
[1] Richardson, L. F. 1922. Weather Prediction by Numerical Process, Cambridge University Press, 250 pp., Cambridge, UK
[2] Charney JG, Fjörtoft R, von Neumann J. 1950. Numerical Integration of the Barotropic Vorticity Equation. Tellus 2 (4), 237-254
[3] Phillips, N. A. 1956. The general circulation of the atmosphere: A numerical experiment, Q. J. Roy. Meteor. Soc., 82, 123–164
[4] Arrhenius A. 1896. On the Influence of Carbonic Acid in the Air upon the Temperature of the Ground, Phil. Mag. 41, 237-275
[5] Manabe, S, Strickler, RF. 1964. Thermal equilibrium of the atmosphere with a convective adjustment J. Atmos. Sci. 21, 361–85
[6] Manabe, S, Wetherald, RT. 1967. Thermal equilibrium of the atmosphere with a given distribution of relative humidity. J. Atmos. Sci. 24, 241–259
[7] Manabe, S, Wetherald, RT. 1975. The Effects of Doubling the CO2 Concentration on the climate of a General Circulation Model. J. Atmos. Sci. 32, 3–15
[8] La convection atmosphérique est le processus de mouvement verticaux des masses d’air induits par les différences de densité, qui détermine en grande partie les profils de température et d’humidité dans la troposphère.
[9] IPCC, 2021: Summary for Policymakers. In: Climate Change 2021: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Masson-Delmotte, V., P. Zhai, A. Pirani, S. L. Connors, C. Péan, S. Berger, N. Caud, Y. Chen, L. Goldfarb, M. I. Gomis, M. Huang, K. Leitzell, E. Lonnoy, J.B.R. Matthews, T. K. Maycock, T. Waterfield, O. Yelekçi, R. Yu and B. Zhou (eds.)]. Cambridge University Press. In Press.
[10] Hasselmann K. 1976. Stochastic climate models part I. Theory. Tellus 28(6), 473-485
[11] En analogie avec une lumière blanche, qui est composée de lumière à toutes les fréquences à intensité égale, un bruit « blanc » est une série temporelle aléatoire dont le spectre fréquentiel est essentiellement constant. De même, un bruit « rouge » est une série temporelle aléatoire dont le spectre fréquentiel est dominé par les variations à basse fréquence, en analogie avec une lumière rouge.
[12] https://nobelprize.org/uploads/2021/10/fig4_fy_en_21_fingerprints.pdf, d’après Hegerl and Zwiers, 2011, Use of models in detection & attribution of climate change.
[13] Hasselmann K. 1979. On the Signal-to-Noise Problem in Atmospheric Response Studies. In: Meteorology of Tropical Oceans. Ed. by D.B. Shaw. London: Roy Meteorol Soc., pp. 251 – 259
[14] Par analogie avec l’empreinte digitale de chaque personne est unique, on considère que chaque facteur qui influe sur le climat laisse sa propre empreinte en termes de réponse climatique (Wikipedia)
[15] Santer, BD et al., 2019. Celebrating the anniversary of three key events in climate change science. Nature Clim. Change 9, 180-182
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Pour citer cet article : KRINNER Gerhard, RAYNAUD Dominique (6 janvier 2022), Sur les apports en physique du climat de Klaus Hasselmann et Syukuro Manabe, prix Nobel 2021, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 3 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/climat/hasselmann-manabe-nobel-physique-2021/.
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