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Les oiseaux : des filtres à air volants

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Jacques JOYARD, Directeur de recherche CNRS honoraire, Laboratoire de Physiologie Cellulaire & Végétale, Université Grenoble Alpes

L’Alouette hausse-col (Eremophila alpestris) [1] est un petit oiseau migrateur au chant mélancolique. Il a le ventre blanc et la gorge jaunâtre (Figure 1A). Il y a plus de cent ans aux États-Unis, au plus fort de la pollution due aux fumées urbaines, les plumes pâles de cet oiseau étaient teintées de gris sombre. De fait, les ornithologues ont constaté depuis longtemps que les spécimens d’oiseaux conservés dans les collections des musées d’Histoire naturelle datant de la fin du 19e siècle ou du début du 20e étaient plus foncés que ceux que l’on trouve actuellement dans la nature. Sans en avoir la preuve absolue, ils mettaient en cause la suie atmosphérique, constituée de particules de noir de carbone présentes dans l’air (le mélange constituant des aérosols; Lire Les pollutions de l’air).

Dans une étude récente [2], deux chercheurs américains –un biologiste et un spécialiste de l’Histoire de l’Art- ont analysé plus d’un millier d’oiseaux stockés dans des musées tels que le Field Museum de Chicago, le Carnegie Museum of Natural History de Pittsburgh et le University of Michigan Museum of Zoology de Ann Arbor. Ils avaient été collectés au cours des 135 dernières années dans une région au tissu industriel dense et historiquement dépendante du charbon. Selon les époques, cette région a été appelée Ceinture de Rouille (en anglais Rust Belt) ou Ceinture des Usines (en anglais Manufacturing Belt). Elle couvre une partie du nord-est des États-Unis et s’étend de Chicago jusqu’à la côte atlantique en longeant les Grands Lacs et la frontière canadienne.

Les oiseaux étudiés ont une particularité : ils développent chaque année un nouveau plumage. Ainsi, la mue de l’alouette hausse-col démarre parfois dès juin et s’achève entre mi-septembre et début octobre. On est ainsi certain que le plumage des oiseaux des collections des musées est bien celui de l’année précédant leur récolte. Dès la première observation, une tendance générale était apparente : les oiseaux les plus anciens étaient plus « sales » que les oiseaux récoltés plus récemment.

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Figure 1. A. Alouette hausse-col récoltée en 1904 (haut) et 1966 (bas). B, Pic à tête rouge récoltés en 1901 (haut) et 1982 (bas). [The Field Museum ; Photo © Carl Fuldner & Shane DuBay].
Pour mesurer l’évolution de cette coloration au cours du temps, les chercheurs ont mis en œuvre une approche photographique mesurant la lumière réfléchie par le plumage. Au total, 1347 oiseaux ont été ainsi étudiés. Ils représentaient 5 espèces d’oiseaux différentes [3] ayant vécu dans la région de la Ceinture de Rouille et collectés entre 1880 et 2015. Les images, représentant le contraste entre les oiseaux gris, souillés, et les oiseaux blancs, propres, sont spectaculaires (Figure 1). L’analyse par microscopie à balayage montre la présence de nombreux agrégats de particules carbonées sur le plumage des oiseaux récoltés au début du 20e siècle. Ces agrégats ne sont plus visibles sur les échantillons prélevés à la fin du 20e siècle.

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Figure 2. Dépôt de carbone noir sur des spécimens d’oiseaux de la Ceinture des Usines, collectés entre 1880 et 2015. Chaque point représente la déviation standard (score z) d’un spécimen individuel, basé sur la valeur de réflectance brute inverse tirée des plumes de sa poitrine et de son ventre. La ligne noire du haut représente la moyenne de ces valeurs (en gris, la limite de confiance à 95%). Les lignes colorées sont les tendances de consommation pour les divers combustibles exprimés en British Thermal Units (BTU). En 1910 (ligne pointillée) on note le changement progressif dans les villes au sein de la ceinture des usines suite à l’impact des politiques de protection de l’environnement. On estime à l’année 1960 (ligne pointillée) le début du découplage entre les émissions de carbone dans l’atmosphère et la consommation de charbon. © Carl Fuldner & Shane DuBay.

Les chercheurs se sont ensuite penchés sur l’histoire sociale de la pollution atmosphérique urbaine dans les régions où les oiseaux avaient été récoltés. Les changements de couleur des oiseaux reflètent l’évolution des niveaux de pollution atmosphérique due à l’activité industrielle (Figure 2) :

  • De 1880 à 1920, le niveau de pollution est particulièrement élevé, avec un pic au début du 20e siècle. Tout au long de cette période, les émissions de noir de carbone augmentent régulièrement : les efforts pour améliorer la qualité de l’air ne commencent à apporter (modestement) leurs fruits qu’après 1910. De fait, ces observations sont corrélées par l’étude des glaces du Groenland [4] qui montrent un pic de carbone entre 1906 et 1910.
  • Pendant la Grande Dépression (1929), la forte baisse du noir de carbone sur les oiseaux est due au fait que la consommation de charbon chute fortement pour des raisons économiques.
  • La quantité de suie sur le plumage des oiseaux remonte significativement autour de la Seconde Guerre mondiale (maximum en 1945), en parallèle avec l’augmentation de l’activité industrielle en temps de guerre qui a conduit à l’utilisation massive du charbon.
  • Le niveau de suie retombe rapidement après la guerre, lorsque les habitants de la Ceinture de Rouille ont commencé à chauffer leurs maisons avec du gaz naturel provenant de l’Ouest plutôt qu’avec du charbon.
  • Malgré l’augmentation significative de la consommation de charbon au cours de la seconde moitié du 20e siècle, le niveau de pollution atmosphérique par le noir de carbone baisse régulièrement reflétant ainsi l’impact positif des politiques de protection de l’environnement.

Cette étude montre la valeur des collections des musées d’histoire naturelle pour replacer les préoccupations environnementales actuelles dans une perspective historique.

Le fait que les oiseaux plus récents soient plus propres ne signifie cependant pas qu’il n’y a plus de problème : les nombreux autres polluants libérés dans notre atmosphère ne sont tout simplement pas aussi visibles que ne l’était la suie du 19e siècle. Pourtant, le niveau de pollution aux microparticules – dues par exemple au chauffage au bois ou à la circulation automobile – reste très élevé dans de nombreux endroits de la planète.

Plus simplement, le filtre à air encrassé que représente le plumage noirci des oiseaux donne une image spectaculaire de l’état du filtre que constituent nos poumons. A travers le monde, de très nombreuses personnes souffrent toujours de l’air pollué par les particules fines, aussi bien dans les villes que les campagnes.

Remerciements à Carl Fuldner & Shane DuBay pour leur aide précieuse dans la préparation de ce texte.

A retenir : 

  • Des oiseaux conservés dans les collections de divers muséum d’histoire naturelle américains ont été utilisés pour suivre l’évolution de la pollution atmosphérique par la suie depuis 135 ans.
  • Dans les zones polluées, leur plumage a joué le rôle de filtre à air et a accumulé des particules de noir de carbone.
  • Les observations permettent de corréler la présence de noir de carbone sur le plumage avec le niveau de pollution lors de la récolte des spécimens. Elles montrent que le niveau de pollution par le noir de carbone à la fin du XIXe siècle et au début du XXe a été sous-estimé dans les études antérieures.
  • Cette étude souligne la valeur des collections d’histoire naturelle comme une ressource pour aborder les défis environnementaux actuels.

 


Références et notes

[1] https://inpn.mnhn.fr/docs/cahab/fiches/Alouette-hausse-col.pdf

[2] DuBay S.G. & Fulner C.C. (2017) Bird specimens track 135 years of atmospheric black carbon and environmental policy. Proc. Natl. Acad. Sci. USA. , October 9, 2017 DOI: 10.1073/pnas.1710239114

[3] Bruant des champs (Spizella pusilla pusilla), Bruant sauterelle (Ammodramus savannarum pratensis), Tohi à flancs roux (Pipilo erythrophthalmus erythrophthalmus), Alouette hausse-col (Eremophila alpestris pratensis), & Pic à tête rouge (Melanerpes erythrocephalus).

[4] McConnell JR, et al. (2007) 20th-century industrial black carbon emissions altered arctic climate forcing. Science 317:1381–1384.