Les extinctions massives dans les temps géologiques
PDFÀ cinq reprises au moins dans le passé, un grand nombre d’espèces ont disparu sur un intervalle de temps court [1]. L’étude de ces cinq grandes extinctions rapproche paléontologues, climatologues, géochimistes et écologistes et fournit des références comparatives pour les modifications écologiques en cours. Toutes différentes, elles ont chacune profondément remodelé la diversité biologique, changé le cours de l’histoire du vivant… et les conceptions scientifiques.
Toutes les espèces s’éteignent tôt ou tard. Les paléontologues estiment qu’en moyenne, la durée d’existence d’une espèce paléontologique ne dépasse pas quelques millions d’années (et parfois beaucoup moins). La disparition « normale » d’une espèce peut avoir des causes diverses : la morphologie d’une population peut changer suffisamment pour que les paléontologues décident de définir une nouvelle espèce ; une population peut se scinder en une ou plusieurs autres qui, en divergeant génétiquement, vont se séparer suffisamment pour constituer des espèces distinctes ; la compétition écologique entre espèces peut conduire à l’exclusion écologique de l’une d’entre elles, etc. L’extinction est donc un processus normal de l’histoire du vivant.
Mais le registre fossile, étudié depuis le début du XIXe siècle, a très tôt suggéré que les communautés vivantes ont connu des remaniements majeurs au cours de l’histoire de la Terre, durant desquels de nombreuses formes semblent avoir disparu simultanément, tandis que d’autres sont apparues ensuite. Ces bouleversements (au moins apparents) sont à la base des divisions majeures de l’échelle des temps géologiques.
1. Les extinctions massives : une idée ancienne, refusée et retrouvée
1.1. Les « révolutions du Globe » de Cuvier contre « la théorie des causes actuelles » de Lyell
« Il n’y a donc, dans les faits connus, rien qui puisse appuyer le moins du monde l’opinion que les genres nouveaux que j’ai découverts ou établis parmi les fossiles, non plus que ceux qui l’ont été par d’autres naturalistes […] aient pu être les souches de quelques-uns des animaux d’aujourd’hui […] » [2]
C’est en ces termes que l’anatomiste Georges Cuvier (1769–1832) (Lire Focus Georges Cuvier) affirmait au début du XIXe siècle que certains fossiles correspondaient à des organismes totalement disparus aujourd’hui. Pour Cuvier, qui refusait l’idée d’évolution des espèces, ces disparitions, qu’il voyait se répéter dans les terrains géologiques décrits à l’époque en Europe, impliquaient des bouleversements répétés de la surface terrestre, qu’il qualifia de « révolutions » : « Nous sommes maintenant au moins au milieu d’une quatrième succession d’animaux terrestres » écrivait-il dans les derniers paragraphes de son Discours sur les révolutions de la surface du Globe 2 (Figure 1).
Avec l’émergence de la théorie de l’évolution, formalisée par Charles Darwin (Lire Focus Darwin) en 1859 puis consolidée en 1942 avec la « théorie synthétique de l’Évolution » – qui conciliait enfin les progrès de la biologie des populations avec ceux de la génétique – l’idée que des événements cataclysmiques aient pu transformer soudainement et aléatoirement les communautés biologiques fut rejetée :
- D’une part, suivant la position défendue par le géologue Charles Lyell [3] et par Darwin, les phénomènes géologiques, violents ou non, observables de nos jours (érosion, absence de dépôts, volcanisme, séismes, modification du niveau marin…) devaient suffire à expliquer les événements anciens enregistrés dans les roches [4] ;
- D’autre part, selon Darwin, l’évolution biologique, l’adaptation des populations à leurs environnements, était un processus lent et continu.
Le « catastrophisme » de Cuvier fut donc abandonné au profit de « l’actualisme » de Lyell. La « théorie des causes actuelles » de Charles Lyell, est souvent désignée aussi par « principe d’actualisme » ou encore « uniformitarisme », même si l’uniformitarisme fut d’abord formulé par le géologue James Hutton (1726–1797). L’idée de crise biologique fut ainsi bannie du discours scientifique des années 1950–1980.
1.2. Vitesse et ampleur des disparitions, marqueurs-clé d’une crise
Néanmoins les changements de faune et de flore étaient bien constatés dans les archives fossiles, et fournissaient des repères pour découper les sédiments et construire l’échelle des temps géologiques (l’échelle chronostratigraphique). Mais on y voyait des modifications relativement lentes, explicables par les changements du niveau marin et les mouvements des plaques tectoniques.
En effet, la majorité des espèces fossiles sont des organismes marins vivant dans les mers peu profondes des bordures continentales (le plateau continental). Les variations du niveau marin modifient l’aire de ces bordures immergées (plus larges en période de haut niveau marin, plus restreintes dans le cas inverse), et donc la quantité d’espèces qu’elles peuvent accueillir. Cette surface diminue aussi lorsque les continents se rassemblent en un supercontinent, comme ce fut le cas au Permien, il y a 300 millions d’années. Elle augmente, au contraire, quand les blocs continentaux divergent et se séparent.
C’est lorsque l’on a pu dater les roches et leur attribuer des âges numériques (par la radiochronologie [5]) que l’on a pu attester de la relative brièveté de certains de ces épisodes, et des disparitions d’un grand nombre d’espèces dans des intervalles de temps relativement courts. Parallèlement, quelques paléontologues s’attachèrent à recenser tous les fossiles marins connus et à évaluer quantitativement la paléo-biodiversité et ses fluctuations (Lire Focus L’espèce pour le paléontologue).
2. Les extinctions massives du passé
2.1. La paléo-biodiversité n’est pas la biodiversité
La biodiversité (Lire Qu’est-ce que la biodiversité ?) est un concept forgé par et pour les biologistes et les écologistes ; pertinent pour décrire la biosphère actuelle avec les moyens techniques modernes, notamment les analyses génétiques, il n’est pas directement transposable aux fossiles [6]. Seule la morphologie est accessible au paléontologue, et encore est-elle souvent déformée ou incomplète. Le chercheur ne peut donc décrire que des morpho-espèces (Lire Focus L’espèce pour le paléontologue), et les quantités d’espèces fossiles dénombrées ne peuvent pas se comparer directement à celles recensées dans la biosphère actuelle.
Le chercheur américain John J. Sepkoski (1948–1999) consacra ainsi l’essentiel de sa carrière à recenser les fossiles d’invertébrés marins décrits dans la littérature et conservés dans les collections des musées et des universités de par le monde. Cette base de données énorme, comptant plus de 31 000 genres [7], et la courbe de la paléo-biodiversité marine qu’il en tira, sont devenues des références. D’autres chercheurs, comme le britannique M. J. Benton, s’attelèrent à des collectes similaires pour les vertébrés et les organismes continentaux. Depuis les années 2000, un effort collectif de recensement des fossiles, utilisant les moyens informatiques collaboratifs récents, des descriptions standardisées et des outils d’analyses statistiques modernes, permet aux paléontologues de construire une nouvelle base de données, la Paleobiology Database [8].
2.2. Cinq crises dans les temps fossilifères
Tous ces travaux indiquent que la paléo-diversité biologique a beaucoup varié au cours des 541 millions d’années depuis lesquels on possède un registre fossile fiable. Lorsque l’on examine les taux d’extinction (nombre d’extinction par million d’années) des organismes invertébrés marins, plusieurs pics se détachent (Figure 2) [9]. Ces pics de taux d’extinction correspondent à la disparition plus ou moins simultanée d’un grand nombre de groupes différents, dans de nombreux endroits du monde ; ces caractéristiques justifient l’appellation de « crise » donnée à ces événements, puisqu’ils sont rapides, non sélectifs et de grande portée. Cinq de ces crises [10] sont classiquement considérées comme majeures [11]. La plus intense a eu lieu à la fin de l’époque permienne, il y a 251 millions d’années (Tableau 1). C’est un tel bouleversement des faunes marines que les géologues ont placé à cette date la limite entre deux grandes périodes géologiques, le Paléozoïque (la « vie ancienne », de 541 à 251 Ma) et le Mésozoïque (la vie « intermédiaire », de 251 à 66 Ma) [13]. Plus généralement, et avant même d’être identifiées comme des catastrophes de grande ampleur, tous ces épisodes de disparition (puis d’apparition) d’espèces ont été utilisés pour fixer les principales divisions de l’échelle des temps fossilifères (Figure 2).
Tableau 1. Les « cinq grandes » crises des temps fossilifères (Adapté de Barnosky et al. [12]).
3. Les explications des extinctions massives
3.1. Le volcanisme cataclysmique, cause systématique ?
Depuis la fin du XXe siècle, les débats enflammés sur les causes possibles des extinctions ont amené à soupçonner l’implication de phénomènes géologiques majeurs et peu fréquents. Assez naturellement, le volcanisme a rapidement été évoqué ; ce soupçon a stimulé la recherche et l’étude des grandes régions volcaniques continentales et sous-marines. Ces régions ont donc été identifiées et datées (voir plus loin Figure 6). Dès le début des années 2000, les dates d’épanchement de ces gigantesques massifs de lave – interprétés par la montée depuis les profondeurs du manteau terrestre, et la fusion partielle par décompression, d’un grand « panache » de roches – ont montré une nette corrélation avec celles des bouleversements majeurs et mineurs de la paléo-biodiversité (Figure 3) [14],[15].
Ce volcanisme est-il pour autant la cause, ou l’une des causes, des extinctions ? Par quels mécanismes aurait-il pu affecter la biosphère ? Ces questions ont alimenté les recherches sur les effets des volcans. L’éruption du Pinatubo en 1991 a permis de suivre par satellite le devenir des aérosols et des gaz projetés à haute altitude par ce type de volcan explosif situé aux basses latitudes, et d’observer des modifications climatiques dans les années qui ont suivi. Ces observations ont inspiré les interprétations d’autres épisodes de bouleversements climatiques survenus dans les temps historiques [16].
Cependant ces constatations ne sont pas toutes directement transposables aux épisodes volcaniques très intenses identifiés dans le passé. En effet, dans ces derniers cas, le magma émis l’a surtout été sous forme de laves, et non de nuages de cendres. Par ailleurs, le volume de magma émis était considérablement supérieur (estimé à plusieurs millions de kilomètres cube de lave, épandue sur un à plusieurs millions de kilomètres carré) ; par conséquent, le volume de gaz et d’aérosols produit a probablement été, lui aussi, considérable. Et ce volcanisme s’est poursuivi pendant des années (de l’ordre du million d’années pour les épisodes les plus importants) pour édifier d’immenses plateaux de coulées de lave superposées, appelés trapps (Figures 4 & 5) [17].
On sait, de plus, que ces laves ont traversé et chauffé des terrains carbonatés et des couches de charbon, qui ont donc brûlé, dégageant eux aussi du dioxyde de carbone. Des estimations chiffrent à plus de cent mille milliards de tonnes les quantités de CO2 ainsi émises directement et indirectement par cet événement volcanique (Pour comparaison, les émissions annuelles de CO2 dues aux activités humaines aujourd’hui sont environ mille fois plus faibles).
Un tel événement est donc sans commune mesure avec l’explosion d’un seul volcan indonésien. Ses conséquences ont probablement été sans équivalent avec ce que l’on a pu observer jusqu’à présent. Les paléo-climatologues tentent donc d’imaginer ces effets, de les modéliser et d’en rechercher les traces potentielles. La Figure 6 synthétise ce scénario, en distinguant les produits probablement émis par le volcanisme et les voies, directes et indirectes, par lesquels ces émissions ont pu aboutir au résultat constaté, une disparition massive d’organismes, à la fois marins et continentaux. [18]
Si ces éruptions ont vraisemblablement joué un rôle majeur, elles n’expliqueraient pourtant pas à elles seules toutes les grandes extinctions. Elles ont probablement participé à l’effondrement d’écosystèmes fragilisés auparavant, ou simultanément, par d’autres phénomènes. Ainsi, à la fin du Permien, il y a 251 millions d’années, les effets en cascade du volcanisme identifié au nord de la Sibérie (voir Figures 5 & 6), ont affecté une planète où les continents étaient tous rassemblés en un seul supercontinent [19]. Cette disposition des terres avait diminué l’aire des plateaux continentaux immergés, qui abrite l’essentiel de la biodiversité marine. Sur les zones émergées, le climat était donc devenu très continental et même aride dans l’intérieur. Les hautes montagnes produites par la collision des continents (la chaîne montagneuse dite varisque, ou hercynienne), avaient, elles aussi, fait diminuer la diversité biologique [20]. Des indices de glaciation suggèrent en outre que ce supercontinent supportait une calotte glaciaire près du pôle Sud : le climat du Permien était donc plus froid que celui de la période Carbonifère qui l’avait précédé.
3.2. La crise Crétacé-Paléogène et l’impact d’une météorite
La crise de la fin du Crétacé, il y a 66 millions d’années, est celle qui voit disparaître les dinosaures (voir Figure d’introduction) [21], à l’exception des oiseaux qui en font partie et sont apparus une centaine de millions d’années plus tôt. Beaucoup d’autres organismes disparaissent lors de cet épisode, notamment d’autres reptiles (ptérosaures volants, mosasaures marins…), de nombreux microorganismes (foraminifères), mais aussi des espèces d’oiseaux et de mammifères ! Une cause volcanique est là aussi envisagée, puisque cette époque correspond à l’éruption des trapps du Deccan, en Inde (voir Figure 5). Cependant, dans ce cas particulier, plusieurs indices décelés dans les sédiments déposés lors de cette transition de l’époque Crétacé à la suivante, le Paléogène, ont conduit à une autre hypothèse au début des années 1980 : l’impact d’un astéroïde d’assez grande taille (Lire Focus La crise Crétacé-Paléogène).
Les effets de cet impact auraient été assez semblables à ceux du volcanisme : assombrissement de l’atmosphère, provoquant un brutal refroidissement et affectant la photosynthèse, grands tsunamis, incendies, pluies acides, dégazage de molécules toxiques… Les gaz à effet de serre (méthane et dioxyde de carbone) dégagés par les incendies et par les terrains carbonatés et carbonés touchés par l’impact auraient induit, à plus long terme, un net réchauffement climatique. Des études récentes des couches de lave du Deccan proposent même que l’impact météoritique, par les ondes sismiques qu’il a engendrées, ait pu accentuer la vigueur de l’éruption volcanique qui avait commencé quelques temps plus tôt.
Au début des années 1990, un site d’impact météoritique a été identifié, par des mesures gravimétriques, au Nord-Est de la péninsule du Yucatan, en Amérique du Sud, dans la province de Chicxulub (Figure 7) [22]. Actuellement très plate, la bordure de la péninsule du Yucatan présente, dans son sous-sol, un déficit de masse de forme grossièrement circulaire, d’environ 200 km de diamètre (Figure 7, partie du haut). Cette anomalie gravimétrique correspond à une diminution de la densité des terrains par rapport aux régions voisines. Elle est expliquée par une intense fracturation des roches cachées sous les dépôts plus récents, intacts. Des forages réalisés dans cette zone ont effectivement permis de remonter des verres volcaniques et des brèches, c’est-à-dire des roches fondues ou broyées, dont l’étude a montré qu’elles avaient subies un choc intense. En l’absence de volcanisme sur cette péninsule, l’explication la plus plausible de ces observations est l’impact d’un météore, dont la taille est estimée à une dizaine de kilomètres. L’âge des terrains touchés et la répartition des produits d’impact dans le reste du monde suggèrent que ce cratère correspond à l’impact de la fin du Crétacé (il y a 66 millions d’années), même si quelques débats subsistent.
Cette implication d’un phénomène cosmique dans l’évolution du vivant a été difficilement acceptée initialement. Par la suite, cette explication a été proposée pour d’autres extinctions massives (Permien-Trias, fin-Dévonien), sans que les indices avancés aient emporté l’adhésion de la communauté scientifique. Jusqu’ici, la crise Crétacé-Paléogène reste la seule pour laquelle l’impact d’une météorite semble attesté et vient ajouter ses effets à ceux d’un volcanisme intense déjà en cours. Parmi les effets particuliers de cet événement exceptionnel, des tsunamis engendrés par l’impact, et des incendies généralisés, que documente l’analyse des pollens fossiles [23]. Les forêts d’Amérique du Nord auraient ainsi cédé la place à des fougères et des plantes pionnières pendant peut-être un millier d’années (Figure 8).
3.3. Des extinctions causées par l’évolution du vivant ?
La cause météoritique de l’extinction de la fin du Crétacé apparaît donc comme une exception ; pourtant, les autres grandes crises sont d’importance comparable, voire plus intenses. Peut-être le volcanisme a-t-il eu alors plus d’effets, dans des contextes tectoniques et écologiques différents de ceux du Crétacé. Ou bien d’autres facteurs, climatiques ou biologiques, s’y sont-ils ajoutés.
Cette idée est mise en avant pour deux des crises de l’ère Paléozoïque : celle de la fin de l’Ordovicien et celle de la fin du Dévonien (voir Tableau 1). Dans ces deux cas, les extinctions concernent les organismes marins, alors que les continents commencent tout juste à être colonisés par les végétaux (à l’Ordovicien) ou que les forêts s’y étendent (au Dévonien). La colonisation des terres émergées, par des organismes plus complexes que les microorganismes certainement déjà présents, est susceptible d’avoir bouleversé le fonctionnement même des enveloppes superficielles de la Terre.
Ainsi, des expériences suggèrent que même des végétaux très simples (mousses et lichens) favorisent l’altération des roches sur lesquels ils s’implantent et libèrent dans les eaux de ruissellement les éléments qu’elles contiennent. À l’inverse, la végétation diminue l’érosion mécanique (la désagrégation en particules) des roches. Les fleuves apportent alors à la mer plus d’éléments dissous et moins de sédiments. L’implantation des végétaux modifie donc les parts relatives de la dissolution chimique et de la désagrégation physique des roches : les fleuves apportent ainsi moins de particules à la mer, mais plus d’éléments dissous.
Ce nouveau fonctionnement pourrait avoir favorisé la prolifération de microorganismes marins qui, en consommant le dioxygène dissous dans les eaux superficielles, en auraient privé les organismes vivant sur les fonds des marges continentales, amenant certains d’entre eux à disparaître. En modifiant les échanges de carbone entre air, eau, biosphère et sols (Lire Le cycle du carbone), ces transformations ont également pu influencer le climat (en induisant par exemple une baisse du taux de CO2 atmosphérique, favorisant un refroidissement climatique ; la fin de l’Ordovicien est effectivement marquée par le développement d’une calotte glaciaire au pôle Sud). (Lire, pour compléter, Les premiers écosystèmes terrestres et La biosphère, acteur géologique majeur).
4. Extinctions passées, extinction actuelle : sont-elles comparables ?
Cinq crises majeures ont ainsi rebattu les cartes de l’histoire du vivant au cours des 540 derniers millions d’années. D’autres les ont probablement précédées. Aujourd’hui, un nombre croissant d’études scientifiques indiquent une chute rapide de la diversité biologique. De nombreuses espèces risquent de disparaître très prochainement ; un certain nombre se sont déjà éteintes dans les temps historiques (Figure 9). Certains auteurs n’hésitent plus à parler d’une « sixième extinction » massive, dont la cause, directe et indirecte, est l’emprise des sociétés humaines industrialisées sur l’environnement.
Si ce qualificatif de « sixième extinction » vise à souligner l’ampleur du phénomène et son caractère catastrophique, il est aussi trompeur puisqu’il laisse entendre que cette disparition des espèces (et plus largement cette dégradation des écosystèmes) est comparable aux précédentes.
Cependant l’évolution actuelle diffère des crises passées par sa rapidité (Figure 10), puisqu’elle est perceptible sur cinq siècles seulement et s’est accélérée dans les dernières décennies. La proportion d’espèces de Vertébrés éteintes parmi celles officiellement reconnues par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est évaluée pour les cinq derniers siècles et comparée à l’évolution attendue pour un taux d’extinction jugé « normal » de 2 espèces disparues sur un million d’espèces et par an (voir Figure 9). On constate immédiatement que le nombre d’extinctions a considérablement dépassé ce niveau de base, particulièrement depuis le XIXe siècle, et ce quel que soit la façon dont on évalue les disparitions d’espèces. Sur la Figure 11, ces résultats sont présentés d’une autre manière. En supposant le taux d’extinction naturel de 2 espèces par million et par an, les auteurs ont calculé le temps qu’il aurait fallu pour aboutir à la quantité d’espèces éteintes effectivement constatée depuis cinq cent ans : les extinctions subies par l’ensemble des Vertébrés depuis quatre siècles auraient ainsi dû prendre entre 800 et 10 000 ans avec un taux d’extinction « naturel ». Une durée toujours largement supérieure à 500 ans, preuve que la disparition d’espèces constatée est bien anormalement rapide (et variable selon les organismes considérés). Cette rapidité justifie le qualificatif de « crise » pour l’évolution actuelle de la biodiversité des Vertébrés (mais aussi d’autres groupes animaux et végétaux).
Seul l’impact météoritique du Crétacé a sans doute pu avoir des effets aussi brutaux. Mais le cas actuel est aussi exceptionnel en ce qu’il est dû à des processus que nous pouvons étudier, comprendre, modéliser et sur lesquels nous devrions pouvoir agir, contrairement aux précédentes crises, inéluctables et imprévisibles.
5. Messages à retenir
- L’existence de crises biologiques passées est redevenue un sujet de réflexion et un thème de recherche actif depuis la découverte de traces chimiques d’un impact météoritique de grande ampleur, à la fin de la période Crétacé, il y a 66 millions d’années.
- L’ensemble des fossiles répertoriés de par le monde permet d’estimer les fluctuations de la diversité biologique passée et les perturbations des écosystèmes. Ces études montrent de nombreux épisodes de baisse de diversité au cours des derniers 541 millions d’années, et particulièrement cinq grands épisodes de bouleversement des communautés biologiques, touchant de nombreux groupes d’organismes, y compris des groupes alors florissants.
- Leurs causes sont probablement toujours plurielles, avec peut-être, dans chaque cas, l’intervention d’un épisode volcanique intense, lié à l’arrivée en surface d’un grand panache de matériel profond.
- La dernière crise, celle de la limite Crétacé-Tertiaire, est très vraisemblablement liée, en plus du volcanisme du Deccan, en Inde, à l’impact d’une météorite de grande taille, qui pourrait correspondre au cratère identifié à Chicxulub, au Mexique.
- Ces cinq « grandes extinctions » ont chacune modifié l’histoire évolutive du vivant, faisant disparaître certains groupes, favorisant la diversification de certains autres.
- L’étude de ces événements permet d’étudier comment les écosystèmes ont été affectés par ces phénomènes hors-norme, et d’appréhender la complexité des interactions entre les communautés biologiques et leur environnement géologique. Ces extinctions passées fournissent des points de référence pour appréhender les modifications des écosystèmes actuels et mesurer l’ampleur et la rapidité des perturbations dues aux activités humaines.
Références et notes
Image de couverture. Trix, Fossile de Tyrannosaure (voir référence [20]). [Source : By Rique [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], from Wikimedia Commons.]
[1] Pour la géologie, « court » signifie de quelques millions d’années au plus. C’est-à-dire une durée qui peut n’être représentée sur le terrain que par une limite entre deux couches de roches.
[2] Cuvier G. (1840), Discours sur les révolutions de la surface du Globe, 8e édition, Paris, H. Cousin.
[3] Charles Lyell (1809-1882), Géologue britannique, ami proche de Darwin. Il est l’auteur des Principes de géologie publiés de 1830 à 1833 et sous-titrés « Une tentative d’expliquer les changements de la surface de la terre par des causes opérant actuellement ».
[4] Une transition d’apparence brutale entre les espèces fossiles de deux couches successives pouvait s’expliquer, par exemple, par une interruption momentanée des dépôts à cet endroit.
[5] La radiochronologie désigne l’ensemble des techniques de datation basée sur la désintégration de certains isotopes radioactifs d’éléments chimiques « pères », donnant des isotopes d’un autre élément « fils ». Le taux de désintégration de l’isotope père n’étant fonction que de la quantité de cet isotope, les mesures des concentrations de l’isotope-père ou de l’isotope-fils dans une roche ou un cristal d’un minéral approprié, permet d’obtenir le temps écoulé depuis que cet objet (la roche ou le minéral) a incorporé l’isotope-père, qui s’est lentement désintégré. La plus connue de ces techniques est celle du 14C (élément « père » donnant de l’azote 14 « fils »), ou radiocarbone, surtout employée en archéologie. Les géologues emploient d’autres couples père-fils, comme rubidium 87 – strontium 87, potassium 40 – argon 40, uranium 238 – plomb 207, etc.
[6] À quelques exceptions près, dans le cas des fossiles relativement récents (mammouths congelés des pergélisols sibériens, dents et os de néandertaliens ou d’Homo sapiens archaïques…) dans lesquels quelques molécules (ADN ou protéines) sont encore récupérables et identifiables.
[7] Les espèces fossiles étant difficiles à identifier et à différencier avec certitude, il est plus simple de dénombrer les niveaux supérieurs de la taxinomie, les genres (lion, tigre et léopard, par exemple, appartiennent au même genre Panthera) ou les familles (la famille des Félidés).
[8] https://paleobiodb.org/#/
[9] Rohde R.A. & Muller R.A. (2005) Cycles in fossil diversity. Nature 434, 208–210.
[10] Ce sont les « Big Five », les cinq grandes crises, de la littérature anglo-saxonne.
[11] Les pics d’extinction du Cambrien et de l’Ordovicien (entre 542 et 450 millions d’années sur la figure 2), pourraient s’expliquer par les bouleversements écologiques produits par la diversification des organismes durant cette période, durant laquelle les principaux groupes d’animaux apparaissent et transforment leur environnement, construisant de nouveaux réseaux d’interactions et de nouvelles niches écologiques.
[12] Barnosky A.D. et al. (2011) Has the Earth’s sixth mass extinction already arrived? Nature 471, 51-57
[13] La crise Crétacé-Paléogène correspond, de même, au passage du Mésozoïque au Cénozoïque (la « vie récente »).
[14] Courtillot V. & Renne P. (2003) On the age of flood basalt events. Comptes Rendus Géoscience 335, p. 113-140. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1631071303000063
[15] Bond D.P.G. & Wignall P.B. (2014) Large igneous provinces and mass extinctions: An update. Geological Society of America Special Papers 505: 29–55. http://specialpapers.gsapubs.org/content/505/29.abstract
[16] Par exemple le climat européen anormalement rigoureux et perturbé des années 1816-1820, que l’on attribue aujourd’hui à l’explosion du volcan Tambora, en Indonésie, en avril 1815. Henrik H.
[17] Jerram Dougal A., Svensen, Planke Sverre, Polozov Alexander G., Torsvik, Trond H. The onset of flood volcanism in the north-western part of the Siberian Traps: Explosive volcanism versus effusive lava flows, Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, Volume 441, Part 1, 2016, Pages 38-50, ISSN 0031-0182, https://doi.org/10.1016/j.palaeo.2015.04.022.
[18] Bond D.P.G. & Grasby S.E. (2017) On the causes of mass extinctions. Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology 478, 3–29.
[19] Ce supercontinent a été baptisé Pangée (« toutes la terre », en grec) par le météorologue Alfred Wegener (1880–1930) qui en avait proposé l’existence en 1912. Il l’expliquait par son hypothèse de la « dérive des continents », dont les arguments furent ensuite repris dans la théorie actuelle de la tectonique des plaques, acceptée depuis la fin des années 1960.
[20] La surrection d’une montagne représente une réduction de la surface disponible et que les régions d’altitude abritent généralement moins d’espèces que les plaines.
[21] Le Tyranosaure Trix (photo de couverture) a été mis au jour en 2013 dans le Montana aux USA par une équipe de paléontologues du Naturalis Biodiversity Center de Leiden, aux Pays-Bas. C’est le plus ancien spécimen de Tyrannosaure connu, une femelle âgée de plus de trente ans, et considérée comme le troisième Tyrannosaure le plus complet trouvé, avec entre 75% et 80% de son volume osseux récupéré.
[22] Alan R. Hildebrand, Glen T. Penfield et al. (1991) Chicxulub Crater: A possible Cretaceous/Tertiary boundary impact crater on the Yucatán Peninsula, Mexico. Geology v. 19, p. 867–871.
[23] Des analyses récentes (Field D.J. et al., 2018, Early Evolution of Modern Birds Structured by Global Forest Collapse at the End-Cretaceous Mass Extinction. Current Biology 28, p1825–1831.e2) suggèrent que ces incendies auraient notamment fait disparaître la majorité des nombreuses espèces d’oiseaux qui existaient alors en Amérique du Nord. Une nouvelle diversification des oiseaux aurait donc eu lieu après cet épisode, à partir de quelques groupes survivants, vivant au sol.
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Pour citer cet article : LANGLOIS Cyril (2 juin 2024), Les extinctions massives dans les temps géologiques, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 3 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/extinctions-massives-temps-geologiques/.
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