Changements climatiques et civilisations antiques
PDFL’histoire de l’essor et du déclin de grandes civilisations passées a souvent été intimement liée à l’évolution des conditions climatiques. Ce lien est justifié par l’importance capitale à ces époques d’une production agricole régulière, très sensible aux conditions climatiques et notamment à la disponibilité en eau. Si les archéologues nous permettent, de par leurs travaux, de mieux connaître l’histoire de ces civilisations, la paléoclimatologie, quant à elle, permet de reconstituer certaines variations climatiques dans le passé, et, entre autres, de relier les changements du bilan hydrique avec les changements environnementaux susceptibles de favoriser ou de dégrader la vie des populations dans le passé. Plusieurs exemples illustrent ce lien entre l’histoire des implantations humaines et les évènements climatiques qui jalonnent les derniers millénaires et suscitent des interrogations. Comment des épisodes répétés de sécheresses ont-ils pu pousser à leur déclin les civilisations sumériennes et maya ? Quel fut l’impact du Petit âge glaciaire sur certains peuplements d’Europe et d’Asie ?
1. L’émergence des premières cités antiques favorisée par le climat
Les grandes cités antiques ont souvent été au cœur des premières civilisations. Placées sur une carte du monde, la plupart d’entre elles se trouvent en zone intertropicale (Figure 1). Cette répartition géographique, qui ne semble pas résulter du hasard, fait apparaître une hypothèse : la localisation de ces cités tient à la nécessité d’une production agricole importante permettant de subvenir aux besoins de leurs habitants.
Des agricultures endémiques ont été à la base de chacune de ces civilisations :
- le maïs pour les civilisations précolombienne ;
- le riz pour les peuples asiatiques ;
- le blé et l’orge pour les premières cités occidentales et orientales.
Non seulement ces agricultures nécessitent un apport d’eau conséquent, mais aussi une période plus sèche. Les climats tropicaux à subtropicaux offrent les meilleures conditions hydrologiques pour de telles cultures, avec un maximum de pluies en été et une saison sèche en hiver.
Ce maximum de précipitations correspond au passage de la zone de convergence intertropicale (ZCIT – ou ITCZ en anglais ; Figure 1), une étroite bande climatique qui s’étend d’est en ouest et migre en latitude au cours de l’année (Lire Les jet-streams). Cette migration s’effectue entre les tropiques, c’est-à-dire entre 20° N et 20° S, en suivant approximativement le maximum d’insolation. L’hiver est une saison sèche qui limite l’apport d’eau totale sur l’année et évite l’inondation des cultures. Cette alternance de conditions hydrologiques très contrastées est moins marquée pour la température, même si cette dernière pourrait aussi jouer un rôle déterminant sur les cultures.
Vincent Boqueho dans son livre Les civilisations à l’épreuve du climat [1] souligne l’importance d’une variation saisonnière des températures, avec une période de l’année sous un certain seuil. Selon lui, des températures basses permettent de limiter le développement de plusieurs maladies d’origine microbienne, véhiculées par des parasites et favorisées par de fortes chaleurs. La combinaison de ces exigences – apport d’eau important, alternance de conditions humides et sèches, période plus froide – réduit considérablement les zones géographiques favorables à un rendement optimal des cultures. À une échelle plus régionale, l’altitude favorise des températures plus fraîches. La Figure 1, issue des travaux de Boqueho, présente d’une part les agricultures endémiques qui ont bénéficié de conditions climatiques idéales, ainsi que les régions d’émergence des premières grandes civilisations : la superposition de leur répartition est frappante.
Seules les civilisations méditerranéennes se sont développées dans une aire beaucoup plus large, au-delà du « croissant fertile ». Des peuples orientaux ont probablement migré depuis le Moyen-Orient, suite à des bouleversements des premières civilisations mésopotamiennes ; ce n’est qu’après une première installation au nord de la péninsule arabique que ces peuples se seraient déplacés vers un espace particulièrement favorable aux échanges économiques par la navigation : le bassin méditerranéen.
L’implantation des grands foyers de civilisations, orientales, occidentales, asiatiques ou amérindiennes, a été, au moins en partie, déterminée par les conditions climatiques favorables de ces latitudes tropicales. Ces conditions se retrouvent aussi plus localement avec les climats méditerranéen et montagnard, notamment. Or ces conditions climatiques ont fluctué à l’échelle régionale, en lien notamment avec la dynamique saisonnière de la ZCIT. Des reconstitutions paléoclimatiques nous permettent de préciser ces variations dans différentes régions du globe. Peut-on mettre en relation ces variations avec celles des populations humaines ? Nous tenterons ici de montrer comment une évolution naturelle du climat a pu contribuer à l’implantation, l’essor, la déchéance, ou la migration des populations humaines, avec des exemples pris à différentes époques et continents.
2. La migration des zones climatiques au cours des derniers millénaires
L’implantation et l’essor des civilisations dont il est question ici ont eu lieu il y a plusieurs millénaires ; aux alentours de 5 000 à 4 000 ans avant Jésus-Christ (av. J.-C.) pour les premiers foyers asiatiques (premières cultures intensives du riz) et d’Orient (Mésopotamie), et de 3 000 à 2 000 ans av. J.C. pour les premières civilisations méso-américaines. Ces implantations ont donc eu lieu entre 7 000 et 4 000 ans BP, soit par rapport à aujourd’hui [2].
Sur le plan technique, les dates indiquées dans ce texte font référence au calendrier grégorien, qui utilise comme référence l’année ‘zéro’, et les notations ‘avant Jésus-Christ’ (av. JC. ; en anglais B.C. pour ‘Before Christ’) et ‘Anno Domini’ (A.D.) pour les années respectivement avant et après l’an zéro. Ces années peuvent aussi être exprimées en âge, défini par rapport à une référence actuelle : la notation B.P. (‘Before Present’) utilise l’année 1 950 AD comme référence, et la notation B2K (‘Before Year 2000’) l’année 2 000 AD. Ainsi, l’an 4 000 av. JC correspond à des âges de 5 950 ans BP.
Comment reconstituer les variations climatiques sur de telles périodes passées, et que nous enseignent ces reconstitutions ? Les scientifiques qui reconstituent les climats du passé à partir d’archives naturelles sont les paléoclimatologues. Dans les zones tropicales, ces experts ont mis en évidence des migrations de la fameuse zone de convergence intertropicale (ZCIT) au cours des derniers millénaires, à différentes échelles de temps. Ainsi, une migration générale vers le sud de la ZCIT a d’abord été suggérée au cours des derniers 6 000 ans, ref. [2].
Plus récemment, des migrations à des échelles plus courtes (jusqu’aux décennies) ont été précisées, en particulier au cours de la période dite du Petit âge glaciaire [3]. Ces modifications climatiques sont attribuées à plusieurs facteurs, comme les variations de l’insolation, et certaines éruptions volcaniques de grande ampleur, amplifiées par des mécanismes de rétroaction entre les circulations océaniques et atmosphériques [4]. Ce tournant, depuis 6 000 ans B.P., correspond à peu près à l’émergence des premiers grands foyers de civilisations dans les régions exposées en introduction, où les hommes ont trouvé des conditions climatiques idéales pour leur développement. Dans les archives naturelles (tels les sédiments lacustres ou marins, ou encore les stalagmites des grottes), des enregistrements du bilan hydrologique indiquent des modifications importantes qui ont dû affecter les ressources agricoles assurant la survie des êtres humains. Quelles indications révèlent que ces civilisations ont été touchées par ces variations du climat ?
3. La civilisation sumérienne
Un premier exemple est fourni par la civilisation sumérienne, qui a pris son essor en Mésopotamie, entre les rives des deux fleuves de la région, le Tigre et l’Euphrate (Figure 2a). Des hommes occupaient cette région dès le VIIe millénaire av. JC, bien avant l’épanouissement des sumériens vers 3 500 av. JC. Cette civilisation apporte des progrès significatifs, comme l’invention de la roue, de l’écriture cunéiforme, et développe des cités monumentales comme Uruk (Figure 2a).
Afin de nourrir les habitants de ses cités, l’État doit assurer une production agricole importante : il s’appuie sur l’écriture, qui permet une meilleure gestion des ressources (comptabilisation des récoltes, des lieux, des plantes et des animaux), mais aussi sur l’exploitation des fleuves, qui garantit l’apport nécessaire en eau. Ces grands fleuves sont alimentés par le massif montagneux de Transcaucasie dans le nord du Croissant fertile, à l’est de l’Anatolie (Figure 2a). Actuellement, ces montagnes reçoivent entre 0,6 et 1 m de précipitations par an, ce qui est suffisant pour créer de grands fleuves (Figure 2a) [5]. De telles conditions climatiques, si elles étaient identiques il y a plus de 5 500 ans, ont dû participer au bon développement de l’agriculture, et donc à l’épanouissement de la civilisation sumérienne.
Cette civilisation connaît un tournant vers 2 334 av. JC., avec l’emprise d’un nouveau dirigeant, le roi Sargon, qui réunit les différentes cités sous l’hégémonie d’une nouvelle capitale, Akkad, pour fonder l’empire Akkadien. Or, il semble qu’un revers important ait frappé cet empire un siècle après son émergence, c’est-à-dire il y a environ 4 100 ans. Le terme d’effondrement de l’empire akkadien est souvent utilisé pour décrire la perte de l’influence politique de ces grandes cités sur toute la région, correspondant également à des conflits armés importants et à l’exil d’une partie non négligeable des populations urbaines. Comme souvent, ce n’est pas un réel effondrement puisque des traces d’occupation sont encore trouvées dans la région 300 ans plus tard.
Que nous apprennent les archives climatiques sur cette période ? Des archives géologiques montrent des dépôts importants de poussières, d’une part dans la région de la cité de Tell Leilan dans l’actuelle Syrie [6], d’autre part dans des sédiments marins du golfe d’Oman, ref [5]. Les dépôts marins sont datés d’environ 4 025 ans B.P. avec une incertitude de 125 ans (Figure 2b). Ces dépôts témoignent d’un basculement rapide vers des conditions climatiques beaucoup plus arides. Certains écrits font état de conditions agricoles beaucoup plus difficiles à cette époque, ce qui suggère qu’un changement climatique important ait eu un impact drastique sur l’agriculture, et par conséquent sur la cohésion de l’empire Akkadien. D’un point de vue climatique, l’aridification de la Mésopotamie serait liée au refroidissement des eaux de surface de l’Atlantique Nord, un tel lien atmosphérique ayant été mis en évidence pour le climat actuel. Les archives paléoclimatiques montrent en effet une chute des températures de l’Océan Atlantique Nord de l’ordre de 1 à 2° C il y a 4 100 ans B.P. [7].
La cause climatique n’est certainement pas la seule pour expliquer la chute de l’empire Akkadien. Néanmoins, ces changements climatiques importants ont forcément eu des impacts sur l’agriculture et entraîné des difficultés à subvenir aux besoins de la population. Ces difficultés ont sans doute contribué aux conflits entre les cités et à une déstabilisation du pouvoir politique.
Cet évènement climatique semble d’ailleurs avoir affecté l’ensemble de la zone tropicale, probablement en deux phases, l’une vers 4 200 ans et l’autre vers 3 900 ans B.P. [8], entraînant des évènements de sécheresse dans certaines zones géographiques, et des évènements de fortes précipitations dans d’autres régions. L’ampleur de cet évènement climatique est telle qu’il sert désormais de repère stratigraphique pour la définition du plus récent des sous-étages de l’époque Holocène, sous le nom de Meghalayan [9]
4. La civilisation maya
Le continent américain a hébergé de nombreuses grandes civilisations qui se sont relayées dans le temps, avec des occupations géographiques très différentes. La civilisation maya a colonisé une bonne partie du sud du Mexique, soit l’ensemble de la péninsule du Yucatán (Figure 3a). Les historiens identifient trois phases dans l’évolution de cette civilisation (Figure 3b) :
- Une période préclassique, qui s’étend de 2 000 av J-C à 250 AD ;
- Une période classique, pendant laquelle cette civilisation atteint son apogée, entre 250 et 900 AD ;
- et enfin une période post-classique, où les grandes cités ont périclité et se sont vidées de leurs habitants, et où de petites communautés se sont regroupées en villages épars. Cet affaiblissement laisse le champ libre à l’arrivée de nouveaux peuples venus du nord, tels les Toltèques, qui font émerger de nouvelles cités plutôt au nord de la péninsule.
Pendant la période préclassique, les Mayas se sédentarisent en petits villages, et commencent à modifier leur environnement, en défrichant la jungle afin d’y installer les premières cultures, notamment de maïs. Ce développement est, comme pour les civilisations sumérienne et akkadienne, favorisé par un système d’écriture et un calendrier précis, permettant de gérer au mieux les exploitations agricoles.
L’établissement d’un pouvoir politique et religieux puissant, centralisé autour d’un ‘roi-divin’, voit l’émergence de plusieurs cités-états, telles Tikal (Figure 4), Calakmul ou encore Palenque, qui vont tenter d’élargir leur périmètre de domination sur différentes zones de la péninsule (Figure 3a). S’engage alors un jeu subtil de guerres et d’alliances entre ces cités, entraînant des constructions de temples et de pyramides toujours plus monumentaux, autour desquels des habitants viennent de plus en plus nombreux trouver protection [11]. Cette croissance de la densité urbaine mène à l’accroissement de l’exploitation des zones de cultures. Il semble évident qu’une déforestation accélérée a eu lieu au cours de la période classique.
Ce déboisement a mis à nu le substrat géologique de la péninsule : celui-ci est un plateau calcaire karstique, très perméable à l’eau de pluie, sauf aux endroits où un sol formé par un couvert végétal important retient l’eau de pluie. Par ailleurs, la quantité de précipitations sur cette région d’Amérique centrale dépend directement de la position géographique de la zone de convergence intertropicale (ZCIT) présentée en introduction. Seul le balancement saisonnier de cette ZCIT apporte des précipitations pendant la saison estivale (saison des pluies), et un déficit d’eau pendant la saison hivernale (saison sèche) (cf. Figure 1 et 3). Pour l’agriculture des Mayas, le retour de la saison des pluies chaque année, allié à la présence d’un sol conséquent, garantissait une réserve d’eau nécessaire à l’exploitation maximale des terres agricoles.
Pour reconstituer l’évolution de ce bilan hydrologique, des archives sédimentaires lacustres ont été collectées en de nombreux sites répartis au nord de la péninsule du Yucatán [12],[13], et au centre [14],[15], ainsi que quelques archives sédimentaires marines issues du nord du Vénézuela [16]. Ces archives révèlent plusieurs périodes de sécheresses qui ont duré plusieurs années à décennies, bien identifiées et datées entre 800 et 900 AD/apr. JC (Figure 3b). Ces événements climatiques sont expliqués par une migration vers le sud de la ZCIT, qui empêchait le retour des pluies d’été au Nord et l’irrigation des terres mayas. Ces déficits hydrologiques ont probablement affecté le rendement des cultures, malgré un système extrêmement bien développé de rétention d’eau en surface, par des travaux d’ingénierie, et dans des réservoirs naturels appelés cénotes (Figure 5). En effet, c’est à cette même époque que les historiens constatent une augmentation des tensions politiques entre les différentes ‘cités-états’, et un exode massif des populations urbaines. La disparition de l’hégémonie des grandes cités sur le territoire central du Yucatán marque la fin de la période classique, souvent référencée comme ‘l’effondrement’ de la civilisation maya. Une fois de plus, ce terme ‘d’effondrement’ est sans doute abusif, puisque le peuple et la culture maya ont subsisté, soit intégrés à une nouvelle culture, comme au nord de la péninsule, soit en survivant dans de petites communautés isolées.
Dans un contexte très différent de l’exemple précédent, et si les variations climatiques ne sont certainement pas les seules et uniques causes de la déstabilisation d’une civilisation, la conjonction temporelle des deux évènements (changement climatiques et bouleversements culturels) a probablement accéléré le processus de changements radicaux dans le fonctionnement d’une société humaine, remettant en cause sa pérennité.
5. Les impacts du Petit âge glaciaire
D’autres civilisations, implantées sur d’autres continents, ont, elles aussi subi des revers importants, comme une perte de leur pouvoir politique, des conflits armés incessants et une fuite d’une partie de leur population vers d’autres régions. L’examen d’archives environnementales a permis de détecter de grands changements climatiques contemporains à ces revers. On peut citer le peuplement Vikings au Groenland, ou la civilisation Khmère au Cambodge, avec l’une de leurs cités phares accueillant les majestueux temples d’Angkor : dans les deux cas ces peuples ont brutalement abandonné ces lieux vers le 13e siècle. Dans les deux cas aussi, les problèmes économiques rencontrés, à la source des instabilités politiques ou simplement de survie, ont pu être expliqués par des changements environnementaux importants, liés aux modifications climatiques de la période dite du ‘Petit âge glaciaire’.
Le Petit âge glaciaire (Figure 6) est une période qui s’étend approximativement du 14e au 19e siècle, pendant laquelle l’activité plus faible du soleil, mais aussi l’occurrence de fortes éruptions volcaniques, ont affecté le climat global de façon durable, notamment par un refroidissement [17]. Cette baisse d’activité solaire, par vagues successives aux XIVe, XVe, XVIIe et XVIIIe siècles, à laquelle se sont ajoutées des éruptions volcaniques, ont notamment provoqué une baisse significative des températures de l’océan Atlantique Nord, mais aussi modifié la circulation atmosphérique générale, avec une migration de la ZCIT vers le sud décrite par plusieurs archives climatiques [18].
5.1. Des conditions plus froides au Groenland
Les populations vikings se sont installées au Groenland pendant la période dite de l’Optimum médiéval, autour de l’an mil, avec des conditions climatiques favorables, suite à des évènements politiques sur leur territoire d’origine (exil d’Éric le Rouge) . Ces conditions favorables avaient permis l’installation de villages, avec des élevages d’ovins et de bovins (Figure 7).
Au cours du Petit âge glaciaire, une avancée progressive des glaciers, associée à une chute des températures de l’atmosphère et de l’océan, ont été documentées dans des archives environnementales, notamment les glaces de l’inlandsis et des sédiments marins au large de l’Islande et du Groenland. Ces modifications ont acculé les vikings au dilemme suivant : soit s’adapter, en changeant leur mode de vie et leur alimentation, soit reprendre le large pour trouver des conditions de vie plus clémentes. Après avoir tenté la première possibilité en se tournant vers une économie reposant sur la pêche et les ressources de la mer [19], ils ont fui définitivement ces terres devenues hostiles pour retourner en Scandinavie ou coloniser les côtes du nord du continent américain. Les dernières sépultures Vikings retrouvées sur la terre du Groenland sont datées autour de l’an 1430 A.D., ref [18].
5.2. Des conditions plus sèches en Asie du sud-est
Dans un tout autre contexte, dans les pays du sud-est asiatique, la civilisation khmère s’est étendue sur le territoire cambodgien et a construit un ensemble architectural de premier ordre sur le site d’Angkor. Les premiers édifices datent du IXe siècle, et l’expansion du site s’est accélérée avec les constructions d’Angkor Vat (Figure 8) et Angkor Thom au XIIe siècle, à la faveur d’une stabilité climatique. L’alternance régulière des saisons sèches et humides permettait l’apport de précipitations suffisantes, pour peu qu’elles soient stockées, pour alimenter les cultures et nourrir la population toujours grandissante. A ce titre, comme on l’observe pour d’autres civilisations (voir les mayas en Partie 4), les travaux d’ingénierie hydraulique développés à cette époque sont remarquables : plusieurs bassins de rétention de plus de 50 km2 étaient associés à un réseau de canaux et de digues étendues sur plusieurs centaines de kilomètres.
À son apogée, l’empire khmère rayonne sur une grande partie des pays du sud-est asiatique jusqu’au XIVe siècle. Vers le XVe siècle, les historiens soulignent une réduction drastique de ce pouvoir, jusqu’à l’abandon des temples d’Angkor. Cette période de déclin correspond approximativement à la période du Petit âge glaciaire.
Dans les pays du sud-est asiatique, un changement climatique a eu lieu par le régime des moussons, dû à la migration vers le sud de la ZCIT. En particulier, l’étude chimique de plusieurs stalagmites de Chine, ou encore l’étude détaillée d’une séquence sédimentaire issue de l’un des bassins de rétention d’Angkor, ont démontré une chute significative de la quantité des précipitations au XIIIe, XVIe et XVIIe siècles [20],[21]. Cette succession de sécheresses importantes, parfois entrecoupées de précipitations très fortes, a pu endommager lourdement le réseau hydraulique, édifié sur des terrains meubles et donc très sensibles à ces changements hydrologiques. Les conséquences importantes sur la production agricole et sur l’alimentation des populations ont pu entraîner un exode massif de l’agglomération d’Angkor et entraîner la chute du pouvoir politique et religieux en place. La concomitance de ces changements climatiques et de l’évolution de l’empire Khmer est en tout cas remarquable.
On constate que les modifications climatiques au Petit âge glaciaire ont eu des expressions différentes en fonction des zones géographiques : baisse des températures dans les pays autour de l’océan Atlantique Nord, baisse des précipitations dans les pays d’Asie du sud-est. Dans le Pacifique, ont été mises en évidence une avancée marquée des glaciers dans les vallées de Nouvelle Zélande [22], de fortes précipitations sur l’île de Tahiti [23] et sur l’archipel des Galapagos [24]. Le Petit âge glaciaire a donc eu des répercussions climatiques contrastées selon les régions du globe.
6. Messages à retenir
- L’adaptation à l’environnement a été souvent la clef de la sédentarisation. Cette adaptation est d’autant plus aisée lorsque l’environnement y est favorable.
- L’épanouissement de plusieurs grandes cités à travers les époques, antiques ou plus récentes, est intimement lié à la disponibilité et la gestion des ressources naturelles, et en particulier de l’eau douce. Pour les régions tropicales, cette disponibilité résulte du balancement saisonnier de la zone de maximum de précipitations (ZCIT), balancement qui vient approvisionner ces régions en eau, stockée d’une année sur l’autre.
- Les archives climatiques montrent que l’extension de ce balancement a varié au cours des âges, avec des impacts hydrologiques importants. Le génie hydraulique des peuples a permis la construction de réservoirs, de bassins de rétention ou de canaux d’irrigation : ces installations se sont révélées extrêmement efficaces pour affronter des aléas climatiques courts ou modérés, comme cela a été montré pour les cités mayas de Palenque, Tikal, et pour la cité khmère d’Angkor.
- Lorsque les changements climatiques se sont avérés trop importants, ces adaptations ingénieuses n’ont pas été suffisantes. La plupart des peuples ont alors migré pour trouver ailleurs de nouvelles conditions favorables à leur développement.
- Les changements climatiques attendus pour le siècle à venir ne seront pas homogènes sur l’ensemble du globe. Chaque région peut s’attendre à des modifications plus ou moins importantes de la température ou de son bilan hydrique, ainsi qu’à des impacts liés à la hausse du niveau des océans sur les régions côtières et les deltas. Les peuples auront alors plusieurs possibilités : l’adaptation, la migration ou la disparition.
Pour les pays développés, certaines adaptations agricoles sont déjà en cours ou au moins envisagées, par exemple l’adaptation des cépages aux régions viticoles. En revanche, les coûts nécessaires à ces adaptations ne pourront sans doute pas être assumés par tous. D’autres politiques d’économies raisonnées pourraient alors voir le jour. Les peuples qui nous ont précédés ont mis en place des stratégies d’adaptation, parfois fructueuses, parfois vouées à l’échec. Si une certaine résilience pourra sans doute se faire à une échelle régionale, voire nationale, qu’en sera-t-il au niveau planétaire ?
Notes et références
Image de couverture. Illustration de la civilisation maya au sommet de sa splendeur. Pyramide de Kukulkán, dite aussi El Castillo, site archéologique maya de Chichén Itzá, Yucatan, Mexique. [Source : © B. Malaizé, 2010]
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[24] Nelson D. B. and Sachs J. P. (2016), Galapagos hydroclimate of the common Era from paired microalgal and mangrove biomarker 2H/1H values, PNAS, vol 113 3476-3481, doi: 10.1073/pnas.1516271113.
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Pour citer cet article : MALAIZE Bruno (23 décembre 2019), Changements climatiques et civilisations antiques, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 21 novembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/climat/changements-climatiques-et-civilisations-antiques/.
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