Hydrométrie : mesurer les débits d’une rivière, pourquoi et comment ?
PDFPrédire et gérer les débits des cours d’eau est une nécessité pour la maîtrise des crues, l’alimentation en eau, l’agriculture et la production d’énergie. Savoir mesurer ces débits est cependant un préalable. Ceci constitue l’hydrométrie, science distincte et complémentaire de l’hydrologie (science de l’eau dans son environnement naturel) et de l’hydraulique (physique des écoulements). Environ un tiers de la pluie qui tombe sur les continents retourne à la mer et aux océans (les deux autres tiers s’évaporant directement ou étant consommés par les végétaux). A l’échelle de la Terre, ce sont ainsi près de 36 000 km3 d’eau qui transitent chaque année par les fleuves. Mais ces quantités peuvent être très inégalement réparties, tant d’un continent à l’autre, que –pour une même rivière– d’une année à l’autre ou au sein d’une même année. Cette irrégularité ne peut être approchée qu’en mesurant en permanence les débits de ces rivières. Or, la mesure continue des débits d’un cours d’eau ne peut pas s’obtenir de façon directe, mais est le fruit d’un processus expérimental mariant plusieurs observations de terrain…
1. Mesurer les débits d’une rivière, une question ancienne mais difficile
L’hydrométrie, science distincte et complémentaire de l’hydrologie (science de l’eau dans son environnement naturel) et de l’hydraulique (physique des écoulements) est la discipline qui cherche à mesurer les débits des rivières. Le débit —volume d’eau traversant une section de cours d’eau pendant une unité de temps— s’exprime ainsi en mètres cube par seconde (m3/s).
Chaque cours d’eau suit un régime particulier, déterminé par le rythme des précipitations et son « terroir » hydrologique. Pour le fleuve le plus alimenté du monde, l’Amazone, la variation de débit entre deux mois extrêmes d’une même n’est que de un à deux. Et d’une année sur l’autre, son débit moyen annuel à son embouchure ne varie que de 10 à 15 % autour de sa valeur de 206 000 m3/s. L’Amazone est un fleuve extrêmement régulier.
A contrario, un fleuve africain comme le Chari présente un débit moyen de 1197 m3/s à son débouché dans le lac Tchad. Au sein d’une même année, la variation de débit entre deux mois extrêmes est d’un facteur 20 (150 à 3000 m3/s). Et d’une année à l’autre, l’écoulement annuel moyen peut varier du simple au double : 739 m3/s en 1942, 1720 m3/s en 1956. Le Chari a donc un régime beaucoup plus contrasté.
Mais comment mesure-t-on ces débits ? Depuis l’Antiquité, l’Homme s’y est intéressé, a minima, lorsqu’il est devenu dépendant de l’agriculture. Mais c’est un problème beaucoup plus difficile que sa familiarité pourrait laisser croire. Ce qui fit écrire à James Jeans (physicien britannique, 1877-1946) : « La radiation totale émise par le Soleil dans l’unité de temps, transformée en masse, est quelque chose qui ressemble à 10 000 fois celle de l’eau qui coule dans la Tamise sous le pont de Londres ; et incidemment, si le facteur 10 000 est grossier, ce n’est pas parce que nous connaissons mal la masse exacte de la radiation solaire, mais parce que nous ne sommes pas capables de bien mesurer le débit moyen de la Tamise. »
2. Pourquoi mesure-t-on le débit des rivières de nos jours ?
La mesure des débits d’une rivière répond à plusieurs finalités :
- de gestion opérationnelle d’ouvrages hydrauliques (aménagements hydro électriques, systèmes d’irrigation, réservoirs d’écrêtement des crues ou de soutien des étiages…) ;
- de dimensionnement de ces ouvrages, par la connaissance des caractéristiques de ces cours d’eau ;
- de contrôle réglementaire, pour vérification des obligations de restitution de débit en aval d’ouvrages (débit minimum pour assurer la survie piscicole, le maintien d’autres usages ; la non aggravation des crues), la déclaration d’état de calamité (sécheresses…) ;
- de protection des biens et des personnes, par l’annonce des crues ;
- de patrimoine, par la constitution de séries d’observations de longue durée, indispensables pour connaitre les évolutions des régimes des cours d’eau, sensibiliser les populations aux risques naturels, affecter une probabilité aux événements extrêmes (crues, étiages).
L’intérêt de ces mesures se trouve aujourd’hui renforcé par les défis actuels que constituent le réchauffement climatique, les nouvelles demandes de partage de l’eau entre différents usages (récréatifs, énergétiques, irrigation, eau potable), la restauration ou la préservation des milieux naturels et de leur biodiversité, la demande sociale de connaissances, les vulnérabilités accrues de la société.
Notons que l’on compte aujourd’hui en France Métropolitaine environ 3500 stations hydrométriques, principalement gérées par le Ministère de l’Environnement et par les opérateurs d’ouvrages hydro électriques ou d’irrigation. Plus de 80 % sont télétransmises en temps réel. Cette densité (0,63/ 100 km²) est dans la moyenne de l’Europe occidentale, de l’ordre de celle du Royaume Uni, supérieure à l’Espagne, mais inférieure à la Suisse ou l’Allemagne.
3. Comment mesure-t-on le débit des rivières ?
La mesure directe du débit est une opération complexe qui ne peut être réalisée que ponctuellement. Sauf cas d’espèce très particulier, on ne peut pas réaliser un suivi direct et continu du débit. C’est la hauteur d’eau que l’on mesure en continu, après l’avoir au préalable reliée au débit par une courbe de tarage. C’est pourquoi, l’hydrométrie est une démarche en 4 étapes :
- la mesure continue des hauteurs en amont d’un contrôle hydraulique (voir figure 3), ou en autre endroit où une relation univoque hauteur-débit peut être établie,
- la réalisation de jaugeages périodiques pour construire cette relation (courbe de tarage), permettant de convertir les hauteurs en débits,
- le tracé de cette courbe de tarage et la détection de ses évolutions,
- puis, après conversion des hauteurs en débit, l’analyse critique des fluctuations spatiales et temporelles, puis leur archivage.
3.1. Mesurer les hauteurs en continu
La mesure des hauteurs a pendant longtemps consisté en des lectures visuelles réalisées quotidiennement (ou à fréquence plus rapprochée) sur des échelles graduées (Figure 4). Au fil du temps, le processus s’est automatisé par la mise en place —en complément de ces échelles de référence— de capteurs permettant de suivre les variations de hauteur à un pas de temps adapté aux fluctuations du débit (très réactif dans le cas d’un petit bassin torrentiel ; beaucoup plus lisse dans un grand bassin fluvial de plaine). Plusieurs générations de capteurs coexistent ainsi désormais sur les réseaux : dispositifs à flotteur, pneumatique, piézo-résistif, ultra son immergé, mesure différentielle de conductivité, etc….
Tous ces dispositifs sont placés dans ou au contact avec l’eau ; le radar (Figure 5) —apparu au tournant des années 2000— offre l’avantage d’être hors de l’eau (gage de meilleure pérennité, car non soumis aux agressions de l’eau, des sédiments & corps flottants en rivière) et insensible à la température (caractéristique qui fait défaut aux ultra sons émergés). Toutefois, la nécessité d’éloigner le radar de la berge (effets de bord) et la tache de réception de l’onde conditionnée par le guide d’onde peuvent néanmoins pénaliser la représentativité de la mesure par rapport à l’échelle de référence.
3.2. Étalonner la courbe de tarage : les jaugeages
Les jaugeages périodiques sont menés sur toute la gamme des débits que peut atteindre la rivière, (tant en sécheresse, moyennes eaux, que crues), principalement par exploration du champ des vitesses ou dilution d’un traceur.
Le jaugeage par exploration du champ de vitesses (Figures 6 et 7) de l’écoulement s’est longtemps limité aux vitesses de surface (au moyen de « flotteurs« , bâtons lestés suivant le courant). Des cartographies plus complètes du champ des vitesses sont désormais réalisées au moyen de capteurs de vitesse : moulinets mécaniques (Figure 6) —une hélice tournant proportionnellement à la vitesse locale du courant—, électromagnétiques —le déplacement de l’eau produisant une tension induite proportionnelle à la vitesse locale du courant (Principe de Faraday).
Depuis le début des années 1990, les profileurs ADCP (Acoustic Doppler Current Profiler : dispositif venant de l’océanographie, basé sur l’effet Doppler) constituent un véritable saut technologique pour l’hydrométrie (Figure 8). Ils permettent de réduire considérablement le temps de mesure sur site, en particulier sur les grandes rivières, et sont désormais adaptés à des cours d’eau de petite taille (une profondeur minimale de 50 cm étant néanmoins requise).
Le jaugeage par dilution (figure 9) consiste à injecter dans le cours d’eau un traceur en solution et à suivre l’évolution de sa concentration au cours du temps. Lorsque la condition de bon mélange du traceur est assurée —et si absence de pertes d’eau dans le bief de dilution—, par loi de conservation de la masse, le facteur de dilution est directement proportionnel au débit de la rivière. Plusieurs générations de traceurs ont été historiquement utilisées, l’état de l’art actuel étant de privilégier les traceurs fluorescents (rhodamine, uranine) ou le sel de cuisine.
3.3. Relier hauteur et débit : la courbe de tarage
La courbe de tarage, relation entre hauteur et débit (figure 10), constitue le maillon le plus délicat. Longtemps tracée manuellement, selon la seule expertise des opérateurs, la définition de cette courbe fait désormais appel à des outils d’aide à la décision, outils combinant approches statistiques, prise en compte d’incertitudes métrologiques sur les jaugeages, modèles hydrauliques.
La relation hauteur-débit, si elle est réputée stable sur un laps de temps donné, ne l’est pas forcément dans la durée, notamment lorsque le contrôle hydraulique n’est pas constitué par un ouvrage artificiel. La végétation, l’intervention humaine, les crues —par les mécanismes associés de transport solide, érosion ou dépôt— modifient plus ou moins souvent le profil d’écoulement de la rivière. Le suivi de la courbe de tarage conditionne ainsi une véritable stratégie de jaugeage, à adapter tant temporellement (fréquence des jaugeages) qu’en fonction des états d’eau (étiage, moyennes eaux, crues). Le suivi et le tracé de la courbe de tarage constituent à ce titre le cœur de métier de l’hydrométrie.
L’état de l’art a récemment évolué grâce à des dispositifs à demeure qui permettent de mesurer en continu la vitesse, soit en surface (radar de vitesse), soit à demeure dans l’écoulement (ultrasons à temps de transit ou effet Doppler). Les principes de l’hydrométrie ne s’en trouvent pas fondamentalement changés : une relation d’étalonnage hauteur, vitesse(s), débit reste à calibrer tout au long de l’exploitation du site de mesure. Ces dispositifs étaient d’ores et déjà mis en œuvre lorsqu’une relation unique entre hauteur et débit n’était pas vérifiée (cours d’eau réglé par de la navigation et/ ou soumis à marée), mais les évolutions technologiques en cours rendent moins onéreuse la diffusion de ce type d’installations.
Les nouvelles technologies de l’image amènent une innovation prometteuse : le traitement d’images vidéo pour déterminer le champ des vitesses de surface d’une rivière (Figure 11). On exploite ici le déplacement de tous corps solides transportés en surface (brindilles, bulles, feuilles…) ainsi que les turbulences de l’écoulement. Cette technique est dérivée de la Particle Image Velocimetry (PIV) utilisée en laboratoire, mais pour une étude sur des objets de grande échelle de type rivière, d’où son nom de Large-Scale PIV (LSPIV). Celle-ci comprend :
- l’enregistrement de séquences d’images horodatées de l’écoulement,
- une correction géométrique des images pour s’affranchir des distorsions de perspective,
- un calcul du déplacement des traceurs de l’écoulement grâce à une analyse statistique en corrélation des motifs.
Connaissant la géométrie de la section de rivière et supposant un modèle de distribution verticale de vitesses, on estime le débit total à partir du champ de vitesses LSPIV.
Cette technique d’avenir ouvre la voie à une densification des mesures en crue : le caractère fugace des épisodes, les difficultés d’accès (routes inondées), les conditions de sécurité (violence des écoulements) ne permettant pas aux équipes d’intervenir autant que nécessaire. Elle ne peut toutefois pas encore être mise en œuvre en cas de mauvaise visibilité (nuit, brouillard).
3.4. Vérifier la cohérence des données
La conversion des hauteurs en débit, la critique des résultats, l’archivage en base de données constituent le dernier volet du métier de l’hydrométrie.
Des tests de cohérence sont menés sur les enregistrements à la station (repérage des décalages & dérives de capteur, lissage du signal brut, comblement des lacunes sur les périodes de défaut d’enregistrement) et par des modèles hydrologiques plus ou moins sophistiqués :
- en cohérence avec les autres sites de mesure en amont et en aval,
- en référence à des historiques d’ores et déjà constitués sur le site de mesure, par inter comparaison avec les années précédentes, recherche d’explications à partir de la mesure de la pluie, des influences connues (prélèvements d’eau, etc…)
Tout le processus est itératif, et donc peut conduire à remettre en cause la courbe de tarage en cours et donc redéfinir son tracé, voire la stratégie de jaugeage. Des informations obtenues longtemps après l’occurrence de l’évènement hydrologique (modélisation hydraulique, jaugeages de crues,…) peuvent amener à largement modifier les résultats publiés à une station. Il est courant d’admettre un délai de dix huit mois à deux ans pour la consolidation de l’information.
La quantification des incertitudes en hydrométrie a beaucoup progressé ces dernières années, mais reste un champ d’investigations pour le métier. On considère que sur les meilleures stations (c’est-à-dire, celles où la courbe de tarage peut bien être suivie à raison de moins de 4 ou 5 jaugeages par an), les débits courants —rencontrés 80 % du temps— sont en valeur consolidée à mieux que 5 % près.
4. Quels enjeux aujourd’hui pour l’hydrométrie ?
Gardons à l’esprit que l’hydrométrie est un processus intensif en main d’œuvre, qui nécessite des déplacements sur le terrain et constitue une vraie tâche d’artisan associant métrologie, hydraulique et hydrologie. En conséquence, le coût d’exploitation annuel d’une station est souvent de l’ordre de grandeur du coût d’investissement initial pour création du point de mesure. L’hydrométrie est donc une tâche de longue haleine, où les à coups budgétaires pèsent fortement sur la qualité des données produites.
L’hydrométrie est également un processus complexe, car intervenant sur le milieu naturel, avec tous ses aléas associés, et où les temps de maturation de la donnée peuvent potentiellement être longs. Ainsi, entre une information donnée à chaud (voire ayant servi à prendre une décision) et une donnée consolidée après critiques, découvertes d’éléments nouveaux, des différences significatives peuvent apparaître (du simple au double pour une valeur de régime extrême, en crue ou sécheresse) et ceci plusieurs années après leur occurrence.
Enfin, l’hydrométrie est un processus en devenir : la mise à disposition de nouvelles technologies d’imagerie (LSPIV) et de communication (téléphonie, internet) va augmenter les flux de données collectées. Rapidement vont se poser les questions du traitement de ces informations, de leur critique et homogénéisation, de leur conservation, et des compétences accompagnant cette massification d’informations. Tout ceci répondant à une véritable demande sociale de meilleure connaissance des milieux, de réduction de la vulnérabilité aux aléas, dans les contextes actuels de dérèglement climatique et de préservation de la biodiversité.
photo de couverture: https://pixabay.com/fr/eau-s-%C3%A9coulant-%C3%A9claboussure-2130047/
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Pour citer cet article : LALLEMENT Christian (17 avril 2021), Hydrométrie : mesurer les débits d’une rivière, pourquoi et comment ?, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 21 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/eau/hydrometrie-mesurer-debits-dune-riviere/.
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