L’environnement, objet d’histoire

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L’histoire, science qui étudie avant tout la vie et les activités (économiques, politiques, culturelles, etc.) des sociétés humaines dans le passé, s’est peu à peu intéressée aux interactions qu’elles ont eues avec leur environnement, sous l’effet des préoccupations écologistes montantes du dernier tiers du 20e siècle. Idées relatives à la protection de la nature, réponses aux catastrophes et pollutions ou actions de prévention à leur égard, exploitation des ressources et impacts environnementaux des aménagements ont été les principaux thèmes qui ont nourri l’essor de l’histoire environnementale (traduction plus littérale de l’anglais environmental history). Celle-ci étudie les interactions passées entre les sociétés et leurs milieux. Ce faisant, elle intègre des éléments non-humains dans l’histoire et participe à la déconstruction d’une longue tradition occidentale de séparation de la « raison », de la société et de la culture, d’une part, et de la « nature » de l’autre. 

1. Une histoire de l’environnement intégrée dans « l’air du temps »

L’histoire environnementale n’a pas véritablement de « père fondateur », comme cela peut être le cas pour telle ou telle discipline de science humaine. C’est une approche transversale que pratiquent géographes, écologues et d’autres chercheurs intéressés par l’évolution des milieux terrestres. Pour leur part, les historiens s’accordent ordinairement à mettre en avant deux filières fondatrices.

C’est en premier lieu, après une tradition d’histoire politique plus sensible aux grandes batailles et aux têtes couronnées, contemporaine de la naissance de la géographie, celle de l’école des Annales, revue d’histoire fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre. Ce courant fut incarné par Fernand Braudel qui, au milieu du 20e siècle, produisit un travail d’envergure sur la Méditerranée au 16e siècle. Cette spécificité française, liée à la proximité entre histoire et géographie dans la formation académique souvent déconnectée des préoccupations écologiques, le terme « environnement » lui-même n’y étant pas employé avant les années 1970. Longtemps, la recherche, influencée par une approche économique et sociale, s’est concentrée sur l’histoire des groupes sociaux (les ouvriers, la bourgeoisie, les paysans, etc.), sans véritablement étudier les conséquences environnementales de l’évolution des activités productives, telle l’industrialisation du 19e siècle. Quelques tentatives pour écrire une histoire « sans les hommes », c’est-à-dire de phénomènes naturels pour eux-mêmes, comme l’évolution climatique, ont fait parler d’elles mais n’ont guère fait école. C’est au demeurant pour donner une interprétation aux courbes des prix et aux analyses de conjonctures qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a commencé à s’intéresser dès les années 1960 aux notations météorologiques des campagnes languedociennes. « C’est l’histoire agraire qui m’a conduit par une transition insensible et normale jusqu’à l’histoire du climat » précise-il dès l’introduction de son ouvrage fondateur, La naissance du climat depuis l’an mil. Progressivement, l’utilisation de l’informatique pour traiter des séries statistiques et sa collaboration avec des météorologue donnèrent à ses travaux une réputation internationale. Plus récemment, les hommes ont été rétablis comme sujets, tantôt comme victimes des aléas climatiques, tantôt, comme acteurs de la modification ou penseurs d’une ingénierie visant à modifier le climat. Cette évolution récente illustre un phénomène bien connu de ceux qui la pratiquent : l’histoire est fille de son époque et se pose les questions que la société met en avant où moment où elle est pratiquée.

Figure 1. Paysage toscan, 2011. [Source : © Stéphane Frioux]
La seconde grande source d’inspiration est l’histoire environnementale américaine, née dans les années soixante, durant lesquelles des universitaires se sont inquiétés de phénomènes de pollution ou de dégradation du milieu naturel. Les historiens américains ont cherché à faire l’histoire des pratiques de conservation de la nature, dans un pays qui avait développé, dès l’époque de l’industrialisation, un mythe de la nature vierge et sauvage qu’il faudrait préserver (la wilderness). Les travaux ont porté sur la pensée ou les pratiques relatives à la protection d’espaces sauvages, mais d’autres études, venues de l’histoire urbaine et des techniques, ont mis en évidence les problèmes posés par l’industrialisation et l’urbanisation du 19e siècle. La dimension environnementale du passé des sociétés a surtout pris son essor en Europe au cours des années 1990 [1]. On observe globalement un gradient approximatif du nord, où l’histoire environnementale a été plus tôt diversifiée et reconnue institutionnellement dans le monde de l’enseignement et de la recherche, vers le sud avec des chercheurs plus isolés ; cela recoupe également l’anglophonie des communautés scientifiques, moins élevée dans les zones méditerranéennes que dans l’Europe scandinave et germanique [2].

Ajoutons une troisième voie, représentée par les domaines de collaboration nécessaire entre des approches complémentaires pour comprendre le passé des sociétés en rapport avec l’environnement. Ainsi, les développements de l’archéobotanique, de l’étude des pollens et des traces de charbon de bois, les techniques d’analyse environnementale en général ont permis de pallier les lacunes de la documentation écrite et de constituer des jalons importants pour les périodes proto-historique, antique et même médiévale. Pour une période plus récente, l’apport des analyses de photographies aériennes et l’utilisation de systèmes d’information géographique est un atout pour l’étude des impacts environnementaux des grands aménagements de la seconde moitié du 20e siècle.

Désormais, les champs d’étude sont très vastes, et font se rencontrer des chercheurs venus de différentes formations disciplinaires (géographie historique, écologie, biologie, etc. et pas seulement histoire) Retenons que les approches historiennes de l’environnement mettent les sociétés (qui agissent, subissent, aménagent, etc.) au premier plan, tandis que pour les sciences de l’environnement, les sociétés sont un facteur explicatif des changements environnementaux en terme de biodiversité végétale ou animale, ou de phénomènes climatiques, qui sont l’objet principal de l’étude.

La suite de cet article vise à présenter quelques-uns des domaines les plus dynamiques, et leurs résultats les plus significatifs.

2. Des milieux et des hommes

Figure 2. Paysage de reprise forestière en Limousin, 2004. [Source : © Stéphane Frioux]
Les grands domaines de l’histoire de l’environnement ont d’abord recoupé les principaux types de milieux, traditionnellement étudiés par la géographie. Le premier milieu à avoir fait l’objet d’un groupe de recherche spécifique, fut celui des forêts. Le groupe d’histoire des forêts françaises créé au début des années 1980 associa d’emblée historiens, géographes, sylviculteurs et gestionnaires. Les démarches ont été très différentes, depuis l’histoire des usages du bois – utilisé par la métallurgie jusqu’au 19e siècle – jusqu’à celle des représentations médiatiques ou de la gestion d’épisodes catastrophiques, dont la tempête de 1999 est l’une des manifestations les plus récentes sur le territoire français.

Un second milieu qui a été beaucoup travaillé par les sciences sociales dans une perspective historique, celui des zones humides. Les motivations économiques et politiques des assèchements de marais ont été mises en lumière depuis le début de l’ère moderne [3]. Ces zones ont fait l’objet de nombreuses opérations de drainage et de démoustication dans le contexte de l’État aménageur et des grandes mutations spatiales des années 1960-1970 (songeons au Languedoc), avant de devenir un des lieux phares de l’action écologiste pour la protection des écosystèmes et de la biodiversité.

Figure 3. Bétail mort en pâture à cause des gaz délétères provenant des usines [de] produits chimiques d’Overpelt » (en Limbourg). Carte postale du début du 20e s. [Source : Archives générales du royaume de Belgique, Administration des Mines, 3e Série, 536]
Un troisième grand type de milieu a aussi fait l’objet d’une historiographie dynamique : l’environnement urbain. Celui-ci est appréhendé de plusieurs manières :

  • En faisant porter l’enquête sur les processus d’amélioration de l’environnement urbain, en particulier à la suite des profonds bouleversements que la croissance démographique et l’industrialisation du 19e siècle ont engendrés. La question de la nature et des espaces verts, comme celle des dispositifs techniques d’épuration des déchets ou de potabilisation de l’eau ont retenu l’attention des chercheurs [4].
  • Ou, au contraire, en centrant le regard sur les pollueurs et les conséquences des activités productives nouvelles engendrées par la révolution chimique de la fin du 18e siècle. Une attention a été également portée au changement de statut des résidus des activités de consommation urbaine, autrefois ressources pour toute une industrie de la récupération, puis devenus « déchets » inutiles, avant que la question ne se repose plus récemment sous l’impulsion du mot d’ordre de développement durable, voire de « l’économie circulaire » [5].
  • De façon complémentaire, en important le concept de « métabolisme urbain » forgé par l’écologue américain Eugen Odum, à travers des travaux menés dans une perspective interdisciplinaire. L’approche prend en compte les flux entrants et sortants de la ville, depuis l’eau et les matériaux de construction (bois), jusqu’à l’azote contenu dans les matières végétales et animales, dans les aliments comme dans les excréments.

Les phénomènes urbains de la seconde moitié du vingtième siècle, comme l’étalement urbain et la périurbanisation, doivent également faire l’objet d’une étude historique qui prenne en compte leurs conséquences sur l’environnement. Des centaines de milliers de kilomètres carrés ont ainsi été bétonisés, « bulldozérisés », imperméabilisés pour satisfaire le mode de vie des habitants des quartiers résidentiels. La pelouse des pavillons individuels traitée aux produits phytosanitaires a remplacé les bois, prairies et petites zones humides parfois proches des centres urbains [6]. L’étalement des grandes agglomérations n’est plus propre aux pays occidentaux : Delhi occupait ainsi 13 fois plus d’espace en 1990 qu’en 1900 ; Pékin a doublé uniquement dans les années 1990.

perirubanisation
Figure 4. La périurbanisation, un impact environnemental multiple. [Source : © Archives Municipales de Villeurbanne]
L’étude des risques environnementaux est un autre domaine dans lequel le savoir a beaucoup progressé. Une approche empirique à partir des archives historiques met en lumière qu’un risque n’existe jamais en soi, mais est le produit d’une construction sociale, différente selon les acteurs et les finalités, de l’évaluation selon une méthodologie scientifique jusqu’à des représentations médiatiques ou plus largement culturelles. Il est caricatural de considérer les sociétés du passé comme ignorantes des conditions visant à une bonne gestion des milieux, ou comme simplement fatalistes face aux aléas catastrophiques qui ont pu les frapper [7]. La géographie historique des sites de villages montre comment les hommes ont su s’éloigner des lits majeurs des cours d’eau à régime irrégulier, ou des couloirs d’avalanche en contexte montagnard. Les relations entre les sociétés urbaines et les rivières qui traversent souvent les villes ont beaucoup évolué, la perspective esthétique et récréative promue depuis un quart de siècle ayant été précédée par un long siècle d’aménagements lourds réalisés dans la perspective de donner une fonction pratique et économique au milieu aquatique (ports industriels, digues voire couverture de bras) [8]. Quant aux sites urbains victimes de catastrophes de type séisme ou éruption volcanique, si certains ont été abandonnés et restent témoignages historiques d’une époque donnée (Pompéi…), d’autres ont fait l’objet d’une reconstruction privilégiant la situation et les enjeux économiques. Ce fut le cas à Messine en Sicile, où les intérêts portuaires ont primé, en 1908, ce qui a entraîné une reconstruction avec utilisation de béton armé, élaboration d’un nouveau plan des rues, mais également persistance de l’habitat dans des cités provisoires peu salubres [9].

Un certain nombre d’études d’histoire de l’environnement ont été, de toute évidence, engagées idéologiquement, comme les travaux d’un de ses pères fondateurs, Donald Worster, sur les conséquences de l’agriculture capitaliste mise en place dans le Midwest américain [10]. Plus récemment, beaucoup de chercheurs ont examiné dans une perspective historique les relations entre les pouvoirs et l’environnement, en particulier via le prisme de l’aménagement [11]. Les cours d’eau et les grands fleuves ont ainsi fait l’objet d’un profond remaniement au cours des deux derniers siècles. Les sociétés – et notamment les ingénieurs – ont d’abord cherché à les « domestiquer » afin d’exploiter leur potentiel énergétique ou la voie de circulation qu’ils représentaient. Ce n’est que récemment que s’est imposée une optique plus écologiste, cherchant à restaurer les milieux affectés par l’action humaine et à préserver la biodiversité [12]. Ces aménagements et ces milieux transformés par les infrastructures doivent beaucoup à des volontés politiques – par exemple lorsqu’il s’agit d’affirmer la capacité d’un pays ou d’une région à satisfaire ses besoins en électricité – et peuvent représenter des motifs de fierté régionale ou internationale.

3. Un regard culturel et politique

L’histoire environnementale est plus une démarche qu’une sous-discipline de l’histoire, démarche qui examine les phénomènes physiques (croissance des plantes, écoulement de l’eau, échanges d’énergie, variations climatiques) autant que les mutations sociales, culturelles et politiques. Elle peut donc imprégner les différentes approches historiques, de l’histoire rurale à l’histoire politique, en passant par l’histoire des perceptions et représentations. On a pu ainsi s’intéresser aux acteurs qui ont contribué à mettre la sensibilité à l’environnement à l’ordre du jour, durant l’ère victorienne en Grande-Bretagne [13], et aux diverses catégories qui ont produit des œuvres ou des discours à l’égard de la préservation de la nature (des peintres aux pêcheurs à la ligne, par exemple). Cela marquait une rupture avec la nature maîtrisée de l’âge classique (jardin « à la française », grands travaux de Versailles). Certains groupes sociaux ont pu participer à des entreprises nettement moins glorieuses, comme la colonisation, par laquelle ils ont été mis en contact avec des sociétés et des environnements différents, objets d’exploitation avide mais aussi parfois de conscience avivée de la dégradation de la nature par les appétits économiques des puissances impérialistes. Les naturalistes ont constitué un premier vivier de protecteurs de la nature, qui sonnèrent l’alarme devant la disparition de certaines espèces [14]. Les scientifiques du Muséum d’histoire naturelle, tel Roger Heim, un des fondateurs en 1948 de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), se firent lanceurs d’alerte dès les années 1950 au sujet de la « dégradation de la nature ».

L’autre grand objet de renouvellement, en matière culturelle et politique, est de comprendre comment l’écologie a pris place au sein des « années 68 », souvent datées en France entre 1962 et 1981, et qui consistent dans un vaste mouvement de changements de valeurs et d’innovations sociales et politiques, en matière de droits des femmes, de prise en compte de la jeunesse, de relâchement de l’emprise du pouvoir central, etc. Un agronome comme René Dumont, passé de la recherche de la productivité dans l’espace colonial de l’immédiat après-guerre, à la dénonciation des travaux de la civilisation de la croissance, incarne malgré son âge (il est né en 1904) ce basculement. Nullement « soixante-huitard », il est choisi par les premiers mouvements écologistes pour porter leur message à l’élection présidentielle anticipée de 1974, consécutive au décès de Georges Pompidou.

La question environnementale, auparavant confinée aux espaces naturels exceptionnels et aux nuisances industrielles, émerge sur la scène publique par des ouvrages célèbres, qui dénoncent la pollution par les pesticides de synthèse (Rachel Carson, Silent Spring, 1962, traduit en français l’année suivante avec une préface de Roger Heim), ou l’impact de la croissance démographique et de la consommation de ressources naturelles et de la production de biens d’équipement. Citons les automobiles mais aussi les risques associés au transport de pétrole, concrétisés par les marées noires (Torrey Canyon en 1967, Amoco Cadiz en 1978).

Figure 5. Affiche militante produite dans le cadre de la mobilisation contre une seconde raffinerie, printemps 1971 [Source : Archives départementales du Rhône, 297 J 461]
Le phénomène urbain fait l’objet d’un paradoxe : si la ville attire la jeunesse par la nouveauté des modes de vie qu’elle offre, le confort de ses nouveaux logements pourvus d’eau chaude, de chauffage central, et plus spacieux que les parties habitées des fermes, elle est aussi dénoncée comme un cadre aliénant et pollué – et cela traverse les siècles, depuis Rousseau au siècle des Lumières jusqu’à des essayistes des années 1970 (Philippe Saint-Marc, Socialisation de la Nature, 1971), en passant par les penseurs états-uniens, de Jefferson à Thoreau. A partir des années 1960, des syndicalistes se mettent à développer la notion de « cadre de vie », en minorant la coupure entre l’usine et son environnement, instituée depuis les débuts de l’industrialisation pour ne pas entraver l’essor entrepreneurial. Autrement dit, ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise, où l’on manipule éventuellement des produits dangereux, n’est plus déconnecté du voisinage, où habitent les familles et amis des salariés. Parfois, des syndicalistes font sortir des informations sensibles, comme le montre l’exemple de la CFDT des années 1970, dont certains militants s’engagent contre le tout nucléaire [15].

Un désir croissant de protection de la nature montagnarde, littorale et périurbaine, et une réflexion sur la nécessaire gestion des nuisances et pollutions entraînent la création, partout dans le monde occidental, de ministères en charge de l’environnement. L’expérience française, à partir de janvier 1971, fait l’objet d’un retour détaillé dès 1975, par le premier titulaire du portefeuille [16]. Cependant, l’action des autorités ne fait pas l’unanimité et des mouvements éclosent dans un très grand nombre de lieux, très rapidement. Les moyens humains et financiers des administrations en charge de l’environnement demeurent limités. Si les grands moments et les endroits-clés de ces mobilisations sont bien connus, tel le premier Earth Day aux Etats-Unis en avril 1970, les rassemblements du Larzac au milieu des années 1970, ou la contestation antinucléaire et sa dimension transnationale précoce (Fessenheim 1971, Creys-Malville 1976-1977), c’est un kaléidoscope d’initiatives qui reste encore à étudier. Certains acteurs s’investissent durablement dans l’écologie politique, tandis que d’autres s’engagent plus ponctuellement pour la protection de leur cadre de vie de proximité [17].

4. Quelques fronts pionniers et angles d’approche originaux

Parmi les interrogations nouvelles portées par les chercheurs en ce début de 19e siècle, mettons en avant trois thématiques qui témoignent d’une part, de l’intérêt des approches environnementales pour le renouvellement de l’histoire des sociétés, et d’autre part, de l’ouverture de l’enquête aux entités non-humaines (végétaux, animaux). Nul doute que les débats relatifs au changement global [18], à sa dénomination et à sa périodisation engendrent prochainement de nouveaux travaux à dimension historique.

4.1. Justice/ injustice et inégalités environnementales

Cette approche est issue des Etats-Unis où, dans les années 1980, les communautés afro-américaines ont lancé des enquêtes pour documenter les discriminations dont elles étaient victimes. En effet, des études en épidémiologie ont montré la plus forte proportion d’installations polluantes à proximité de quartiers majoritairement « de couleur ». Le thème de la justice environnementale émerge progressivement en Europe depuis une quinzaine d’années. Il est particulièrement prisé de la géographie sociale et urbaine [19]. L’étude historique permet de reconstituer le processus de prise de décision pour déceler s’il y a eu véritablement un choix d’implanter les équipements qui produisent des nuisances dans les quartiers pauvres, ou si la capacité économique des populations aisées à quitter les lieux victimes d’une pollution pour aller s’installer ailleurs a provoqué l’homogénéisation sociales des riverains de l’installation considérée. L’historien flamand Tim Soens a également utilisé cette grille d’analyse pour évoquer les inégales protections des populations des Pays-Bas médiévaux à l’égard des tempêtes et inondations [20]. Les conséquences des modifications du climat global, à l’échelle planétaire, comme les inégales capacités à se protéger des tempêtes ou des effets d’îlots de chaleur, stimuleront les travaux dans ce domaine.

4.2. Genre

Le croisement de l’histoire environnementale et de l’histoire du genre est un des tout nouveaux chantiers auxquels s’attelle une génération d’historiennes et d’historiens français[21]. Les figures des pionniers de la protection de la nature qui ont fait l’objet des premières études étaient majoritairement masculines, comme les Américains John Muir en Californie, et Gifford Pinchot pour la foresterie. La dimension féminine de la protection des écosystèmes, par extension du rôle antique dévolu aux femmes comme « gardiennes du foyer », ne peut plus être laissée de côté, On sait désormais que dès le début du 20e siècle, des organisations féminines états-uniennes agirent en faveur de la « conservation » de forêts et de bassins-versants, afin d’obtenir des mesures fédérales ou plus locales. Elles aidèrent ainsi John Muir dans sa lutte infructueuse contre le projet de barrage dans la vallée de Hetch Hetchy près de San Francisco. Dans les villes, d’autres clubs civiques animés par les femmes de classes moyennes mirent en place des actions de lobbying pour l’amélioration de l’environnement, telle la surveillance des cheminées d’usine identifiées comme trop polluantes. En France, les femmes étaient présentes dans les militants de la cause animale. L’histoire de l’environnement s’intéresse aussi aux activités plus spécifiquement féminines (blanchisseries, travailleurs des manufactures d’allumettes) qui ont engendré pollutions et maladies.

4.3. Animaux

Les animaux ont fait l’objet d’une tentative déjà ancienne de « zoo-histoire » de la part du spécialiste du Moyen Age Robert Delort [22], qui avait rencontré dans ses recherches le rôle économique et matériel qu’ils jouaient dans la vie des sociétés – via le commerce des fourrures, par exemple. Dans le monde anglo-saxon, après de nombreux travaux d’archéozoologie sur les restes osseux trouvés lors des fouilles, d’autres approches comme celle d’Harriet Ritvo ont porté sur la mutation importante du rapport entre les êtres humains et les animaux, en particulier à l’âge industriel [23].

Les évolutions culturelles sont certainement en cours, comme le montrent les débats sur les expérimentations animales ou les conditions d’abattage et la patrimonialisation d’espaces et d’espèces à des fins naturalistes et touristiques. Les espaces et conditions de traitement des animaux ont constitué un premier axe de recherche, notamment autour des zoos qui naissent dans les grandes capitales à l’âge industriel.

Plus récemment, l’objectif de production de « biographies animales » a commencé à attirer l’attention des historiens et des éditeurs, tout comme l’histoire de la protection des oiseaux, ou d’autres espèces (les castors, par exemple) [24]. Des moments historiques célèbres, telle la Première Guerre mondiale, ont été réexaminés à l’aune de l’intérêt pour ces acteurs qui accompagnent l’homme [25]. La longue histoire des attaques de loup en France a fait l’objet d’une grande enquête historique menée par Jean-Marc Moriceau, pour apporter de la profondeur temporelle aux controverses sur les conséquences de son retour pour les activités liées au pastoralisme. Eric Baratay plaide pour une histoire « du point de vue animal », qui passe par le dialogue entre spécialistes des sources produites par l’homme et éthologues, les questionnements et approches des uns pouvant enrichir ceux des autres. C’est ainsi que les témoignages antiques des auteurs latins ou des enluminures médiévales sont réévalués à l’aune des savoirs sur les espèces actuelles.

5. Messages à retenir

  • L’environnement est une préoccupation politique et sociale contemporaine qui s’est développée depuis les années 1970, en utilisant souvent une projection dans le futur pour conjurer certaines menaces ou restaurer certains écosystèmes victimes des modes de vie humains.
  • Mais l’environnement est aussi, plus largement, tout ce qui entoure l’homme, ce qui est façonné par les sociétés et ce qui interagit avec elles.
  • Depuis la « révolution néolithique » qui a produit l’invention de l’agriculture puis du fait urbain, les relations entre sociétés et environnement ont une riche histoire, que l’on connaît de mieux en plus du fait d’un attrait des nouvelles générations d’historiens pour ce domaine de recherche. Ils y rencontrent d’autres disciplines : de même que l’air n’a pas de frontières, l’environnement est un sujet propice aux rencontres interdisciplinaires.
  • Les dimensions politiques, culturelles, sociales de la volonté de protéger l’environnement depuis le 19e siècle dans le monde occidental sont bien connues et ont révélé que l’industrialisation et l’urbanisation n’ont jamais été acceptées à bras ouvert, les contemporains étant conscients du cortège de nuisances accompagnant ces phénomènes.
  • L’enquête sur les interactions du passé entre les hommes et leur environnement peut être utile pour mesurer la complexité du changement et pour garder un recul critique à l’égard des promesses ou des prospectives dans le domaine.

 


Notes et références

Image de couverture. [Source : Michel Lefrancq [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

[1] Pour une première synthèse francophone, voir Delort R. et Walter F. (2001), Histoire de l’environnement européen, Paris, PUF.

[2] Winiwarter, V. (ed.) (2004) “Environmental History in Europe from 1994 to 2004”, Enthusiasm and Consolidation, Environment and History, 10, p. 501-530.

[3] Morera R. (2011), L’assèchement des marais en France, Rennes, PUR.

[4] Mathis C.-F. et Pepy E.-A. (2017). La ville végétale, Ceyzérieu, Champ Vallon ; Frioux S. (2013), Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, PUF.

[5] Pour une synthèse sur la pollution industrielle, Jarrige F. et Le Roux T. (2017), La contamination du monde, Paris, Seuil. Sur les déchets, notamment à Paris, Barles S. (2005), L’invention des déchets urbains. France : 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon.

[6] Rome A. (1996), The Bulldozer in the Countryside. Suburban Sprawl and the Rise of American Environmentalism, New-York, Cambridge University Press.

[7] Favier R. (dir). (2002), Les pouvoirs publics face aux risques naturels dans l’histoire, Grenoble, Publications de la MSH-Alpes.

[8] Pour un exemple francophone américain : Dagenais M. (2011), Montréal et l’eau. Une histoire environnementale, Montréal, Editions du Boréal.

[9] Parrinello G. (2015), Fault Lines. Earthquakes and Urbanism in Modern Italy, New-York, Berghahn.

[10] Worster D. (1979), Dust Bowl : The Southern Plains in the 1930s, New-York, Oxford University Press.

[11] Fournier P. et Massard-Guibaud G. (dir.) (2016), Aménagement et environnement : perspectives historiques, Rennes, PUR.

[12] Les historiens de l’environnement se sont penchés à plusieurs reprises sur le Rhin. En France, les géographes ont travaillé sur le Rhône et la Garonne. Voir sur le Rhône, PRITCHARD S. (2011), Confluence. The Nature of Technology and the Remaking of the Rhône, Harvard University Press.

[13] Mathis C.-F. (2010), In Nature We Trust. Les paysages anglais à l’ère industrielle, Paris, PUPS.

[14] Luglia R. (2015), Des savants pour protéger la nature. La société d’acclimatation (1854-1960), Rennes, PUR.

[15]  Becot R. (2018), « La CFDT face à la mutation du système énergétique français (1973-1977) », Le Mouvement social, 262, 2018/1, p. 17-35.

[16] Poujade R. (1975), Le Ministère de l’impossible, Paris, Calman-Lévy.

[17] Vrignon A. (2017), La naissance de l’écologie politique en France. Une nébuleuse au cœur des années 68, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

[18] Quenet G. (2017), « L’anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/2, p. 267-299.

[19] Voir la revue Justice spatiale/Spatial Justice. https://www.jssj.org/ ; Julie Gobert, « Inégalités environnementales », http://www.encyclopedie-environnement.org/societe/inegalites-environnementales/

[20] Soens T. (2003), « Flood Security in the Medieval and Early Modern North Sea Area: A Question of Entitlement?”, Environment & History, 19, p. 209-232.

[21] « Nature du genre, genre de la nature : les combats environnementaux en Europe, de la fin du xviiie siècle à nos jours », Genre & Histoire, n°22, 2018. Voir en particulier l’introduction de Charles-François Mathis, « Pour un croisement des histoires environnementale et du genre ».

[22]  Delort R. (1984), Les animaux ont une histoire, Paris, Le Seuil, [rééd. en poche, 1993].

[23] Ritvo H. (1989), The Animal Estate. The English and Other Creatures in Victorian England, Harvard University Press.

[24] Baratay E. (2012), Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Ed. du Seuil.

[25] Baratay E. (2013), Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, Paris, CNRS éditions.


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Pour citer cet article : FRIOUX Stephane (2 décembre 2019), L’environnement, objet d’histoire, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 21 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/societe/environnement-objet-histoire/.

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