Pesticides : ce que nous enseigne le passé
PDFL’analyse des sédiments lacustres d’un lac des Alpes, couvrant une période d’environ 100 ans, a permis de suivre l’historique de l’utilisation des herbicides, fongicides, insecticides et traitements divers dans un bassin viticole de Savoie. Il est ainsi possible de suivre précisément l’historique de l’utilisation des substances chimiques, depuis leur apparition jusqu’à leur interdiction officielle. Cette étude a montré que l’utilisation d’herbicides tels que le glyphosate, en éliminant le couvert végétal, a favorisé l’érosion du sol des vignobles et corrélativement permis le relargage de pesticides interdits, tels que le DDT, qui étaient restés stockés dans le sol des vignobles de nombreuses années après leur interdiction et l’arrêt de leur utilisation. Ces résultats indiquent que la dynamique de stockage des pesticides dans l’environnement, qui est cruciale dans l’évaluation des risques écotoxicologiques, doit tenir compte des possibles perturbations ultérieures de l’environnement sur le stockage des pesticides.
La France est le 1er pays consommateur de pesticides en Europe. La vigne, représentant 3% des terres agricoles nationales mais consommant environ 15% des pesticides commercialisés, est emblématique de ce fonctionnement [1]. Dès lors, il est logique de se poser la question de l’effet à long terme de l’utilisation des pesticides en agriculture au cours du dernier siècle à travers, par exemple, des conséquences sur l’environnement et les écosystèmes. Actuellement peu d’études se sont penchées sur la question, principalement par un manque de recul temporel des mesures in situ. Une approche basée sur la rétro-observation de l’environnement a permis de pallier ce manque : des carottes de sédiments lacustres ont été utilisées afin de reconstituer la dynamique de mobilité des pesticides appliqués sur des parcelles viticoles en Savoie (Figures 1 & 2) au cours du dernier siècle [2].
1. Analyse des sédiments lacustres du lac St-André (Savoie)
Des carottes sédimentaires ont été prélevées dans le lac de Saint André (10 km au sud de Chambéry, cf. Figure 1) en 2011. Ces carottes ont ensuite fait l’objet d’une étude multi-traceurs associant des analyses sédimentologiques et géochimiques. Ces analyses ont permis de caractériser à la fois les différentes sources contribuant au remplissage sédimentaire du lac, mais également de mesurer les quantités d’éléments traces métalliques (Cuivre, Plomb…) et de molécules organiques, substances actives des pesticides.
Parmi toutes les molécules mesurées, douze pesticides ont principalement retenu l’attention des chercheurs. Ils se retrouvent plus ou moins profondément enfouis en fonction des années pendant lesquelles ils ont été épandus dans les vignes environnantes. Ces pesticides sont classés en trois grandes catégories et correspondent à trois herbicides, cinq fongicides et quatre insecticides. En parallèle la datation du sédiment a pu être réalisée à l’aide de radioéléments possédant de courtes périodes de désintégration afin d’obtenir une échelle temporelle couvrant le dernier siècle. Des radioéléments naturels comme le 210Pb, qui a une période de demi vie de 22,3 ans, et artificiel, comme le 137Cs lié aux retombées de l’accident de Tchernobyl (1986) [3] ou au maximum des essais nucléaires (1963) [4], ont été mesurés (Figure 3). Ainsi les 45 premiers centimètres des carottes étudiées ont pu être datés et couvrent les 120 dernières années avec deux changements brutaux du taux de sédimentation dans les années 70 et 90 présentant pour ces deux périodes un doublement des apports de matériel terrigène (matériel dérivant des sols environnants) provenant du bassin versant. Une fois la chronologie établie, il a été possible d’étudier la présence des différents pesticides utilisés dans le traitement de la vigne en fonction de la période.
2. La bouillie bordelaise et autres fongicides
Le premier pesticide à être utilisé et dont la présence a pu être mise en évidence est la bouillie bordelaise, inventé dans le Bordelais à la fin du 19e siècle, constituée d’un mélange de sulfate de Cuivre et de chaux. Elle apparait dans l’enregistrement au début du 20e siècle et montre une nette augmentation à la fin de la seconde guerre mondiale (Figure 4). C’est un puissant fongicide utilisé pour lutter contre les maladies de la vigne tel que l’Oïdium et le Mildiou. D’autres fongicides, utilisés pour lutter contre ces mêmes maladies, tels que le Captane et le Dimétomorphe introduits plus tardivement par les industriels agrochimiques sont identifiés respectivement à partir des années 50 et 90 et se succèdent dans le temps (Figure 4). Certains fongicides sont également utilisés en domaine viticole pour combattre des maladies moins connues comme la pourriture noire, c’est le cas du Mancozèbe (à base de Zinc) introduit dans les années 60 et contre la pourriture grise avec le Pyriméthanil présent à partir des années 90. L’utilisation de tous ces fongicides a été validée à l’aide de l’historique des pratiques des vignobles savoyards ; ainsi les dates d’apparition et de disparition sont donc bien contraintes historiquement et totalement cohérentes avec les reconstitutions faites à partir des mesures sur les carottes sédimentaires.
3. Les herbicides
En ce qui concerne les herbicides, trois substances ont pu être identifiées et quantifiées se succédant également dans le temps (Figure 5). Tout d’abord, dans les années 60, les produits de dégradation de l’Atrazine s’accumulent dans le sédiment. Ce puissant herbicide a été utilisé dès la fin des années 50 et interdit en 2003. A l’Atrazine succède, à partir des années 90, le Glyphosate avec l’identification de l’AMPA qui est son métabolite. On le trouve jusqu’au sédiment de surface. Le Glyphosate, toujours autorisé en agriculture mais très débattu, est la substance active du Roundup® de Monsanto. Il est utilisé comme herbicide post-levée, non sélectif, largement commercialisé à partir des années 90 et très efficace pour éradiquer la végétation poussant entre les rangées de vigne, laissant ainsi le sol à nu. Enfin, depuis les 10 dernières années, le Diflufenican (introduit dans les années 90) est présent dans les sédiments du lac [2].
4. Les insecticides
Quatre insecticides ont également été retrouvés dans les sédiments du lac de Saint André, principalement utilisés pour lutter contre les insectes ravageurs des cultures. Il a ainsi été possible de mettre en évidence la succession dans le temps de différentes molécules (Dicofol, Bromopropylate et Bifenthrine) en fonction des années d’introduction puis d’interdiction de ces substances (Figure 5). Ce qui a été confirmé par des enquêtes aux près des viticulteurs. Le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane), puissant insecticide, utilisé pour la première fois à des fins agricoles après la seconde guerre mondiale, est également retrouvé dans les sédiments du lac datant de cette période avec un premier pic de concentration dans les années 70, juste avant son interdiction en France en 1972. La quantité de DDT arrivant dans le lac diminue, mais ne disparait pas, en lien avec la forte persistance de cette molécule dans l’environnement. En effet, le DDT ayant été reconnu comme fortement toxique et très stable dans l’environnement, il a été interdit en 1972 pour des raisons sanitaires. Mais, de manière surprenante, un deuxième pic de DDT, nettement supérieur au premier apparait dans les sédiments plus de 20 ans après son interdiction. Comment expliquer qu’après une diminution dans les sédiments des années 1980, le DDT soit encore présent à de fortes concentrations dans les sédiments déposés récemment ? En regardant les métabolites du DDT [5] qui sont le DDE (produit formé par voie aérobie) et le DDD (produit formé par voie anaérobique) il est possible de mettre en évidence l’origine de cette nouvelle source de DDT retrouvée à partir des années 90. C’est en réalité du DDT déjà présent dans l’environnement, en partie dégradé dans des conditions aérobies et remobilisé à partir de cette période ; plutôt qu’une nouvelle introduction dans l’environnement. Dès lors, l’hypothèse la plus probable est que l’utilisation massive d’herbicides dans les vignobles dans les années 70 (Atrazine) puis 90 (Glyphosate) a eu pour conséquence une augmentation de l’érosion des sols se retrouvant nus, et donc facilement érodables lors des précipitations en particulier les orages. Ces sols viticoles, véritable mémoire des pratiques passées contiennent d’importantes teneurs en pesticides et en particulier du DDT très stable dans l’environnement. Ce DDT est ainsi remobilisé à travers les processus d’érosion résultant de la disparition de la végétation entre les rangées de vigne due à l’utilisation d’herbicides. Cette augmentation de l’érosion des sols est aussi responsable d’une accumulation plus importante de la quantité de sédiments transportés et déposés dans le lac, expliquant ainsi les augmentations du taux de sédimentation observé mais conduisant également à une perte notable de terre pour les viticulteurs. La première augmentation de l’érosion dans les années 70 peut également être liée à l’augmentation significative de la mécanisation des pratiques viticoles à partir de cette période.
5. Des archives environnementales pour le futur
Depuis les années 50, la France a fondé son modèle agricole sur une utilisation massive de produits phytosanitaires, devenant le troisième consommateur mondial de pesticides [1]. Aujourd’hui, les impacts d’une contamination massive sur les utilisateurs professionnels sont connus, mais on ne cerne pas encore bien les effets d’une contamination chronique ou d’une exposition à des cocktails de pesticides. Cette étude montre que ces molécules persistent dans notre environnement bien après leurs interdictions, qu’elles s’accumulent ou sont remobilisées, en fonction des pratiques agriculturales, et qu’aujourd’hui encore, certaines molécules très toxiques comme le DDT, malgré leur interdiction depuis plus de 40 ans, restent présentes dans notre environnement et peuvent resurgir pour nous questionner sur le recours toujours grandissant aux produits phytosanitaires. Cependant, au cours des dernières années l’enherbement des rangées de vignes, encouragé par la chambre de l’agriculture, a notablement diminué l’érosion des parcelles viticoles reconstituées à partir des sédiments lacustres. Dans les années à venir un accent sera mis sur la compréhension de l’effet de ces substances sur les organismes présents à la fois dans le lac (poissons, zooplancton, macrofaune benthique) et sur le bassin versant, à l’aide d’analyses d’ADN fossile préservé dans les sédiments, là aussi basée le concept de rétro-observation. A travers cette étude il a donc été possible pour la première fois de réaliser une chronique sédimentaire de l’utilisation des pesticides qui a pu être validée par l’historique de la succession des traitements chimiques de la vigne en lien avec les périodes d’introduction et d’interdiction. Elle démontre aussi l’importance et la nécessité de prendre en compte les effets à long terme des pesticides afin de mieux évaluer les risques éco-toxicologiques liés à leur utilisation, en particulier dans des conditions de changements environnementaux. Pour finir, on peut se poser la question de la généralisation des processus mis en évidence ici à d’autres régions de France et du monde, et à d’autres types de culture car ces pesticides, DDT, Glyphosate et autres ont été et sont toujours utilisés dans la plupart des agricultures industrialisées à l’échelle mondiale.
Références et notes
Image de couverture : Épandeur adapté à l’épandage sur les vignes. [Source : By Karl Bauer (Own work (Original text: eigenes Foto)) [CC BY 3.0 at], via Wikimedia Commons ]
[1] Source INRA (données de 2006, page 11) : http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/V3TAPButault7a26.pdf
[2] Sabatier P. et al. (2014) Long-term relationships among pesticide applications, mobility, and soil erosion in a vineyard watershed. PNAS 111, 15647-15652.
[3] http://www.irsn.fr/FR/Larecherche/publications-documentation/fiches-radionucleides/Documents/environnement/Cesium_Cs137_V4.pdf
[4] Robbins J. & Edgington D. (1975) Determination of recent sedimentation rates in Lake Michigan using Pb-210 and Cs-137. Geochim Cosmochim Acta 39:285–304.
[5] Aislabie J.M., Richards N.K. & Boul H.L. (1997) Microbial degradation of DDT and its residues – a review. New Zeal J AgrRes 40:269–282.
L’Encyclopédie de l’environnement est publiée par l’Association des Encyclopédies de l’Environnement et de l’Énergie (www.a3e.fr), contractuellement liée à l’université Grenoble Alpes et à Grenoble INP, et parrainée par l’Académie des sciences.
Pour citer cet article : SABATIER Pierre, POULENARD Jérôme, ARNAUD Fabien (10 mars 2021), Pesticides : ce que nous enseigne le passé, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 21 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/sol/pesticides-enseigne-passe/.
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