La biosphère, un acteur géologique majeur
PDFLa biosphère, c’est-à-dire le milieu terrestre et les organismes vivants qui s’y sont développés, façonne en profondeur la planète Terre. Avec la genèse des roches carbonées, la biosphère est co-responsable de la présence du dioxygène atmosphérique et de ses variations. C’est un acteur majeur de la fabrication des calcaires et d’autres roches sédimentaires. Grâce aux calcaires et, un peu, aux roches carbonées, la biosphère participe aux variations à long terme du CO2 atmosphérique. Et même la biosphère continentale est un acteur majeur de la chimie des océans et des roches qui s’y forment.
- 1. Les données du problème
- 2. La vie et l’oxygène atmosphérique
- 3. La vie, les roches et le CO2
- 4. Vie sur les continents, vie marine, variations climatiques, chimie des eaux, roches sédimentaires : tout est lié !
- 5. La vie, la stratification des océans et la nature des roches sédimentaires océaniques
- 6. En guise de conclusion et de perspective
1. Les données du problème
Depuis quelques années, on s’inquiète à juste titre de l’impact négatif de la civilisation sur l’environnement. Si l’humanité est -heureusement- bien incapable de détruire la planète, elle peut perturber de façon majeure ses enveloppes supérieures : atmosphère, hydrosphèreZones de la Terre occupées par de l’eau ou de la glace (océans, mers, cours d’eau, lacs, glaciers, calottes polaires et eaux souterraines). A noter que l’atmosphère contient aussi de grandes quantités de vapeur d’eau., lithosphèrePartie superficielle de la terre constituée de deux couches terrestres superposées : la croûte (océanique ou continentale) et le manteau supérieur rigide. Elle fait entre 60 et 70 km d’épaisseur sous les océans et 100 km sous les continents. et biosphèreMilieux de la Terre adaptés et/ou entretenus par les organismes vivants. Ils font partie intégrante des écosystèmes présents dans la lithosphère, l’hydrosphère et une partie de l’atmosphère.. Les différents acteurs de la biosphère interagissent depuis toujours les uns sur les autres (ainsi, les lions mangent les antilopes qui, si elles étaient en surnombre, dévasteraient des écosystèmes entiers …). Mais, indépendamment et avant que ne commencent les actions perturbatrices d’une seule espèce (Homo sapiens) qui n’ont sérieusement commencé qu’avec la révolution néolithiqueExpression utilisée pour exprimer le changement profond des habitudes, des techniques et du mode de vie des hommes préhistoriques à partir du développement de la pierre polie. Au Proche-Orient, cette période commence vers 8000 av. J.-C., avec l’apparition de l’agriculture, et prend fin avec l’apparition de l’écriture., les autres espèces ont-elles influencé les enveloppes de la Terre ? La vie a-t-elle influencé, voire drastiquement changé, l’atmosphère, l’hydrosphère, la croûte terrestre … ?
2. La vie et l’oxygène atmosphérique
2.1. Les écosystèmes, grâce à la photosynthèse, produisent de l’oxygène
Les plantes vertes, les algues et de nombreuses bactéries font la photosynthèseProcessus bioénergétique qui permet aux plantes, aux algues et à certaines bactéries de synthétiser de la matière organique à partir du CO2 de l’atmosphère en utilisant la lumière du soleil. L’énergie solaire est ainsi utilisée pour oxyder l’eau et réduire le dioxyde de carbone afin de synthétiser des substances organiques (glucides). L’oxydation de l’eau conduit à la formation du dioxygène O2 que l’on retrouve dans l’atmosphère. La photosynthèse est à la base de l’autotrophie, elle est le résultat du fonctionnement intégré du chloroplaste au sein de la cellule. : elles captent de l’eau (H2O) et du dioxyde de carbone (CO2) et les transforment en glucides et dioxygène (O2) en utilisant l’énergie de la lumière solaire. On peut résumer l’équation de la photosynthèse de la façon suivante :
6 CO2 + 12 H2O → C6H12O6 (glucose) + 6 H2O + 6 O2
équation qui peut se simplifier et rester juste sur le plan du bilan de masse (tout en étant fausse du point de vue des mécanismes réactionnels) : CO2 → C (Carbone) + O2.
Vu les masses atomiques respectives (C = 12 g, O = 16 g), on peut dire que 44 g de CO2 donnent par photosynthèse 32 g d’O2 et 12 g de C fixé dans la biomasse (proportion de 32/12). Cette libération d’O2 par la photosynthèse actuelle et récente suffit-elle à elle seule à expliquer tout l’O2 atmosphérique ?
2.2. La respiration des écosystèmes consomme le dioxygène produit par la photosynthèse
Prenons un chêne centenaire de 20 tonnes de bois (poids sec) (Figure 1). Cela correspond à environ 10 tonnes de carbone contenu dans les molécules de lignineMacromolécules complexes formées par la polymérisation de monomères de type phényl-propane et associées aux polysaccharides dans la paroi végétale. Présente principalement dans les plantes vasculaires, la lignine est le deuxième biopolymère renouvelable le plus abondant sur la Terre, après la cellulose. A elles deux, elles représentent plus de 70 % de la biomasse totale. La lignine est apparue il y a 380 millions d’années, au Dévonien, avec les premières plantes vasculaires que sont les Fougères et presque simultanément les premiers arbres., le principal composé du bois avec la cellulose. Pour faire ces 20 tonnes de bois, ce chêne aura absorbé environ 36 tonnes de CO2 et beaucoup d’eau ; il aura incorporé 10 tonnes de carbone dans ses molécules de lignine et aura rejeté 26 tonnes de dioxygène. C’est pour cela que quand j’étais petit, ma maman m’expliquait que les plantes « fabriquaient » de l’oxygène. La même chose est couramment dite pour le plancton, toutes les forêts, et même les stromatolithesStructures souvent calcaires qui se développent en milieu aquatique peu profond, marin ou d’eau douce. Ils sont d’origine à la fois biogénique (c’est-à-dire construits par des communautés de cyanobactéries) et sédimentaire. Le stromatolithe en tant que structure n’est pas vivant, seules les cyanobactéries qui le construisent le sont. Les stromatolithes existaient déjà il y a 3,5 milliards d’années comme le montrent des fossiles trouvés dans l’ouest-australien ; il en existe sur tous les continents. : faire 20 tonnes de biomasse (sèche) contenant 10 tonnes de carbone fournit effectivement 26 tonnes de dioxygène.
Mais ma maman oubliait que les arbres, les organismes planctoniques… sont mortels. Quand un chêne meurt, il est la proie d’insectes xylophagesOrganismes vivants dont le régime alimentaire est composé principalement de bois. Les insectes dits xylophages, comme les termites, ne peuvent digérer seuls cellulose et lignine. La présence (soit dans le substrat, soit dans leur tube digestif ou dans le bois) de champignons ou de bactéries symbiotes est indispensable à l’assimilation du bois par les xylophages., de moisissures… qui se « nourrissent » de lignine. Au bout de quelques années, tout le bois aura été décomposé par des organismes qui respirent. Cette respiration absorbera 26 tonnes d’O2 qui oxyderont les 10 tonnes de carbone du bois, ce qui produira 36 tonnes de CO2. On est revenu au point de départ, et le bilan est totalement nul : ni CO2 absorbé, ni O2 produit ! Tous les écosystèmes à l’équilibre, des forêts amazoniennes au phytoplancton océanique, ont un bilan nul vis-à-vis de l’O2 et du CO2 atmosphérique. Bien sûr une jeune forêt en croissance qui pousse sur un sol auparavant dépourvu de végétation ou un bloom planctonique produisent provisoirement de l’O2. Mais dès que la forêt devient mature et que chaque arbre qui pousse « remplace » un arbre qui vient de mourir, dès que le bloom planctoniqueAussi appelé efflorescence planctonique. Prolifération relativement rapide de la concentration de quelques espèces d’algues, généralement appartenant au phytoplancton, dans un système aquatique d’eau douce, saumâtre ou salée. Elle se traduit généralement par une coloration de l’eau (rouge, brun, brun-jaune ou vert). Ces couleurs sont dues aux pigments photosynthétiques dominants des algues impliquées. Le phénomène peut être naturel ou favorisé par des pollutions (nitrates, phosphates). cesse, le bilan est nul.
Il y a environ 3 000 x 1012 kg de carbone réduit dans la biosphère en tenant compte de toute la biomasse des organismes vivants ou, très provisoirement, stockée dans la matière organique des sols (lire Cycle du Carbone). La production de cette biomasse actuelle a produit de l’O2 dans les proportions massiques de 32/12, soit 8 000 x 1012 kg d’O2. Or l’atmosphère actuelle en contient environ 1 000 000 x 1012 kg, soit 125 fois plus. Plus de 99% de l’O2 atmosphérique actuel n’est pas la contrepartie de la biomasse actuelle. Une forêt serait comme un pâtissier qui fait des gâteaux mais qui les mange avant de les vendre ; ce n’est pas lui qui fournit la ville !
Alors, d’où vient ce dioxygène actuel qui ne vient ni des forêts ni du plancton vivants… ?
2.3. D’où vient l’oxygène atmosphérique d’aujourd’hui, puisque forêts et plancton actuels ne suffisent pas ?
Pour qu’un écosystème photosynthétique (forêt, phytoplancton …) produise de l’O2 sur le très long terme, il faut qu’un processus empêche la matière organique morte d’être consommée et ré-oxydée sur ce très long terme. Ce processus est géologique, c’est la fossilisation de la matière organique. Quand, après leur croissance, des circonstances géologiques font que des arbres, des sols ou du plancton morts se sédimentent en étant préservés de l’oxydation et deviennent du charbon, du pétrole ou de la matière organique fossile dispersée dans des argiles ou des marnes, alors il y a apport net d’O2 dans l’atmosphère. A chaque fois que 12 g de carbone réduit sont produit et fossilisés, les 32 g d’O2 produits par la photosynthèse restent dans l’atmosphère car ils ne sont pas utilisés par les organismes qui respirent. Les 1 000 000 x 1012 kg d’O2 atmosphérique actuels sont, en masse, la contrepartie du carbone réduit fossile des roches sédimentaires (charbons, pétroles …), et non pas de la forêt amazonienne ou du plancton vivant.
La teneur du dioxygène atmosphérique depuis l’apparition de la vie il y a 4 milliards d’années est donc fixée par une « compétition » entre divers processus biologiques, comme la photosynthèse et la respiration, et géologiques, comme le piégeage de la matière organique dans les sédiments et d’autres phénomènes comme l’oxydation du fer, du soufre minéral, d’anciennes roches sédimentaires … Cette teneur en O2 qui est actuellement de 21% a « culminé » à environ 35% il y a 300 millions d’années (au Carbonifère). C’est justement à cette époque que la conjonction de phénomènes biologiques (la mauvaise dégradation de la lignine par les champignons de l’époque) et géologiques (la chaîne hercynienneChaîne de montagne qui se forme entre le Dévonien (−400 millions d’années) et la fin du Permien (-240 millions d’années). Cette chaîne est aujourd’hui érodée et la plupart des témoins géologiques de sa formation sont des roches métamorphiques et des granites, roches qui constituaient autrefois la racine profonde du massif. En France, la chaîne hercynienne correspond essentiellement au Massif Armoricain, au Massif Central et à une partie de la Corse. Ces massifs sont en général nommés massifs varisques. et ses nombreuses zones subsidentesZones présentant un affaissement progressif, régulier ou saccadé, de l’écorce terrestre sous l’effet d’une charge qui vient s’ajouter soit au-dessus de la croûte (eau, sédiments, volcan, calotte glaciaire, chaîne de montagnes, plaque lithosphérique…), soit à l’intérieur de celle-ci (changement de phase par métamorphisme), soit au-dessous (matériel mantellique lourd). La subsidence a d’abord été connue en surface par la géologie des bassins sédimentaires.) a préservé de l’oxydation les débris des forêts de l’époque qui sont devenues des gisements de charbon (Figure 2), parmi les plus importants de la planète.
2.4. Les oxydes de fer
L’eau de mer actuelle ne contient quasiment pas de fer, car celui-ci est oxydé par l’oxygène dissout sous la forme d’ion ferrique (Fe+++), insoluble au pH ordinaire. Les roches sédimentaires ferrifères récentes sont donc rares, faute de fer soluble à précipiter. Par contre, la situation était complètement différente avant -2 milliards d’années.
De -3,8 milliards d’années, âge des plus vieilles roches d’origine sédimentaire, à -2,5 milliards d’années, les minerais de fer sous forme Fe+++ sont présents, mais dispersés et en quantité relativement limitée. Cette présence de Fe+++ montre qu’il existait des milieux oxydants au moins localement, donc que très vraisemblablement existait une photosynthèse oxygénique très précocement dans l’histoire de la Terre. Des stromatolithes (cf. Figure 6 et photo introductive de l’article) âgés de 3,5 milliards d’années suggèrent aussi cette précocité. Ces minerais riches en fer Fe+++ explosent en quantité vers -2,5 milliards d’années, puis disparaissent quasiment vers -2 milliards d’années. Ils sont constitués d’alternances de silice et d’oxydes de ferriques Fe+++, de l’hématite (Fe2O3) la plupart du temps. Ils sont appelés « fer rubané » (BIF = Banded Iron Formation, en anglais). D’où viennent-ils ? Avant -2,5 milliards d’années, atmosphère et océan ne contenaient quasiment pas d’O2 : 10-6 par rapport à la quantité actuelle. La mer contenait du fer à l’état ferreux Fe++, soluble, apporté par le volcanisme hyper actif à cette époque. Le couple « photosynthèse-fossilisation de matière organique » produisait de l’O2, mais cet O2 oxydait le fer Fe++ qui précipitait sous forme de fer Fe+++ rubané (Figure 3). Le dioxygène ne s’accumulait pas dans l’atmosphère ni l’océan. Vers -2,5 milliards d’années, à cause d’une conjonction de raisons complexes et encore mal comprises en 2016 (révolutions biologiques et métaboliques peut-être, changements majeurs du volcanisme et de la tectonique certainement, variations climatiques sans doute …), l’O2 est multiplié par 100 000 (Figure 4). Tout le Fe++ de la mer précipite, et forme les gigantesques gisements de Fe+++ datés de -2,5 milliards d’années (voir Figure 2). Cet évènement est connu sous le nom de Grande Oxygénation (GO) (lire Focus Oxygène, la révolution). Cette Grande Oxygénation a certainement été accompagnée d’une crise biologique majeure puisque l’O2 devait être très toxique pour les organismes de l’époque majoritairement anaérobies ; mais le registre fossile est bien trop lacunaire pour qu’on puisse en apprécier l’importance.
Depuis cette Grande Oxygénation, il n’y a quasiment plus de Fe++ à précipiter dans la mer. Le dioxygène varie très lentement, mais augmente en général plus souvent qu’il ne diminue, à cause des variations relatives entre photosynthèse et piégeage de la matière organique dans les sédiments qui produisent de l’O2 et autres phénomènes qui en consomment comme l’oxydation du fer d’origine magmatique, du soufre minéral, d’anciennes roches sédimentaires, etc. Une teneur supérieure à 15% semble être atteinte depuis 600 millions d’années. Depuis, cette teneur oscille entre 15 et 35% en fonction de l’importance relative entre production et consommation sur le long terme, importance relative réglée par des interactions entre biologie et géologie.
3. La vie, les roches et le CO2
3.1. Les calcaires
Il suffit de se promener dans les Alpes, le Quercy … pour voir beaucoup de calcaire (CaCO3). Dans la nature actuelle, et c’est très vraisemblablement le cas depuis des centaines de millions d’années, la quasi-totalité des calcaires est d’origine biologique (Figure 5 à 8) :
- Directement, quand les calcaires sont constitués d’accumulation de testsEnveloppes minérales à base de calcaire ou de silice, qui ont comme fonction de servir de protection à certains animaux, comme les oursins. et coquilles d’organismes prélevant ions calcium et hydrogénocarbonate dans les eaux (coccolithophoridés, foraminifères, coraux, bivalves, crinoïdes …) ;
- Indirectement, quand la présence d’organismes vivants modifie localement les conditions du milieu et entraîne une précipitation du CaCO3 (stromatolithe, Figure 7).
La biosphère participe ainsi de façon massive à la fabrication de roches à la surface de la croûte terrestre. Cette précipitation se ferait sans vie car les eaux de mer superficielles sont saturées en carbonate de calcium, mais la vie catalyseAction d’un élément qui accélère ou ralentit une réaction chimique., accélère et localise cette précipitation. Cette précipitation est possible car il y a dans les eaux un équilibre entre du CO2 dissout, des ions HCO3–, CO32-, H+, Ca++, du CaCO3 solide, etc… De même, sur les terres émergées, il y a équilibre entre le CaCO3 affleurant, les eaux de pluies, le CO2 de l’atmosphère et du sol. On peut résumer ces équilibres très complexes avec une seule formule :
2 HCO3– + Ca++ ↔ CaCO3 + H2O + CO2 (1)
En milieu aquatique, la réaction se fait majoritairement vers la droite (précipitation de calcaire), soit par métabolisme direct des organismes vivants qui produisent leur test, soit par capture du CO2 par la photosynthèse du phytoplancton qui déplace l’équilibre vers la droite, soit par des mucoprotéinesProtéine renfermant des macromolécules glucidiques. Présent dans les matrices extracellulaires. bactériennes qui catalysent la précipitation des carbonates …En milieu aérien, c’est la réaction vers la gauche qui a lieu : dissolution des calcaires dans les karstsStructure géomorphologique résultant de l’érosion par l’eau de roches carbonatées dont essentiellement des calcaires. (Figure 8). Il y a globalement équilibre à moyen terme. Les quantités de calcaire et d’HCO3– dans la mer, et de CO2 dans la mer et l’atmosphère, seraient stables si aucun autre phénomène n’intervenait.
Une autre suite de réactions peut par contre modifier durablement les quantités relatives de calcaire, de CO2 atmosphérique et dissout : l’altération des roches qui contiennent des silicates de calcium (cas très fréquent). On peut ainsi résumer et schématiser cette suite de réactions :
(1) CaSiO3 (silicate de calcium)+ H2O + 2 CO2 → SiO2 (silice dissoute) + Ca++ + 2 HCO3–
Cette réaction se fait dans les sols continentaux. La vie participe à cette étape car le sol est enrichi en CO2 par la respiration des racines, des champignons, des bactéries du sol (Figure 9). Ce CO2 provient de l’atmosphère via la photosynthèse des plantes. Les ions impliqués sont transportés vers la mer par le ruissellement et les rivières.
(2) En mer, Ca++ + 2 HCO3– (amenés par les fleuves) réagissent :
2 HCO3– + Ca++ → CaCO3 + H2O + 1 CO2
Comme on l’a vu plus haut, la vie intervient beaucoup dans cette réaction.
Le bilan de ces étapes peut s’écrire de la façon suivante:
CaSiO3 + H2O + 2 CO2 → SiO2 + Ca++ + 2 HCO3– → SiO2 + CaCO3 + H2O + 1 CO2 (3)
Si la dissolution-précipitation des carbonates (équation 1) ne change pas les quantités globales de calcaire ou de CO2 atmosphérique, l’altération des silicates calcique et ce qui s’en suit (équation 3) fait augmenter la quantité de calcaire et baisser la quantité de CO2 atmosphérique. La vie participant activement à l’altération des silicates participe donc activement à ce mécanisme de baisse du CO2 atmosphérique, beaucoup plus que par le couple photosynthèse-fossilisation de la matière organique : il y a plus de calcaire que de charbon !
3.2. Les roches siliceuses
L’altération des roches silicatées continentales, favorisée par la vie, libère de la silice qui est amenée à la mer par les fleuves. Dans la mer, vivent des organismes à testEnveloppe minérale à base de calcaire ou de silice, qui a comme fonction de servir de protection à certains animaux, comme les oursins. ou spiculesSécrétions minérales extracellulaires de divers groupes d’invertébrés (par exemple éponges, échinodermes). Les spicules peuvent être constitués de silice, de calcite, de chitine ou de protéines. siliceux (diatomée, radiolaire, spongiaire). L’accumulation de ces tests et spicules peut constituer d’énormes accumulations sédimentaires et former des diatomitesRoches sédimentaires de couleur claire formées par l’accumulation en grande quantité de frustules siliceux entourant la cellule des diatomées., radiolaritesRoches sédimentaires à grains fins composées essentiellement de coques siliceuses de radiolaire, protozoaire planctonique actinopode vivant dans les mers chaudes. Les radiolarites sont la source d’une partie des jaspes., gaizesRoche d’origine sédimentaire siliceuse, à grain fin, poreuse. La silice colloïdale, de type opale, imprègne les parties poreuses. Souvent fossilifère, elle peut contenir une fraction carbonatée et argileuse. (Figure 10).
4. Vie sur les continents, vie marine, variations climatiques, chimie des eaux, roches sédimentaires : tout est lié !
4.1. Vie continentale, altération/érosion et roches sédimentaires marines
La vie sur les continents favorise l’altération des roches. Les racines augmentent la fracturation des roches et augmentent les surfaces d’échange roche – eau du sol. Racines, champignons, bactéries produisent du CO2 respiratoire, des acides organiques qui altèrent les minéraux des roches beaucoup plus que la simple eau de pluie (Figure 11). Cette altération dans les sols produit des ions qui sont exportés par les eaux de surface ou souterraines, mais aussi des argiles et des minéraux non encore altérés qui sont beaucoup moins mobiles que les ions. D’autre part, le couvert végétal (herbes, racines des arbres) retient les particules du sol (argiles, minéraux résiduels) et limite l’érosion (Figure 12). La biosphère favorise donc l’altération chimique des roches émergées et le transfert des ions du continent à la mer, mais limite l’érosion et le transfert des particules solide vers la mer.
Les roches sédimentaires, pour simplifier, sont de deux types : les roches d’origine (bio)chimique, surtout les calcaires, formées par la précipitation des ions dissouts dans l’eau, et les roches détritiques, formées par la sédimentation des particules solides (boues, sables, graviers, galets …) amenées à la mer par les fleuves. La biosphère continentale, qui favorise la libération des ions mais limite l’érosion et la libération de particules détritiques, influence considérablement la sédimentation marine. L’évolution de la biosphère continentale au cours des âges géologiques a complètement changé la nature de la mer et des sédiments marins.
4.2. Les interactions biosphère/planète Terre pendant les 542 derniers millions d’années
C’est au Dévonien (-420 à -360 millions d’années) que l’Évolution a « inventé et sélectionné » la lignine et les arbres. Avant le Dévonien inférieur (-420 millions d’années), la végétation continentale était très réduite. A la fin du Dévonien supérieur (-360 millions d’années), l’essentiel des continents devait être recouvert de forêts, qui ont ensuite considérablement prospéré au Carbonifère (-360 à -300 millions d’années), la période qui suit le Dévonien (Figure 13, [1]).
Or on assiste à la variation de la sédimentation marine à la même époque : avant le Dévonien, les calcaires sont proportionnellement rares et les roches sédimentaires sont surtout des roches détritiques (grès, argilites …). Au Dévonien, on assiste à « l’explosion » des calcaires, qui deviennent alors des roches sédimentaires très abondantes. Il suffit de se promener en Bretagne et dans les Alpes pour apprécier la rareté des calcaires en Bretagne au Paléozoïque inférieur (première moitié de l’Ère Primaire, -540 à -420 millions d’années) et son abondance dans les Alpes au Mésozoïque (Ère secondaire, -245 à -65 millions d’années). Cette explosion des calcaires (due à la rareté des apports détritiques et surtout à l’abondance du Ca++ venus de l’altération des continents) a entrainé une baisse du dioxyde de carbone atmosphérique, baisse renforcée au Carbonifère par la formation de beaucoup de charbons (qui ont aussi, en parallèle, fait monter le dioxygène atmosphérique). Cette baisse du CO2 a entrainé un refroidissement du climat, et l’apparition de la plus grande glaciation du Phanérozoïque (qui couvre les 542 derniers millions d’années), au Carbonifère supérieur – Permien inférieur (-320 à -280 millions d’années), avec quelques épisodes glaciaires moins importants dès le Dévonien supérieur.
L’histoire du Phanérozoïque (Figure 14) est ponctuée de cinq grandes extinctions, où au moins 50% de la biodiversité des fossiles disparait en un temps géologiquement très bref. Une de ces extinctions, la deuxième chronologiquement parlant, a lieu au Dévonien terminal (vers -374 millions d’années). Comme les quatre autres, cette extinction est vraisemblablement multifactorielle, mais une des causes démontrée est une anoxieInsuffisance d’apport en oxygène. océanique généralisée. Cette anoxie océanique serait due à deux causes directement liées à la colonisation des continents par les forêts, ce qui a complètement perturbé tous les écosystèmes et entrainé une « eutrophisationForme singulière mais naturelle de pollution de certains écosystèmes aquatiques qui se produit lorsque le milieu reçoit trop de matières nutritives assimilables par les algues et que celles-ci prolifèrent. Les principaux nutriments à l’origine de ce phénomène sont le phosphore (contenu dans les phosphates) et l’azote (contenu dans l’ammonium, les nitrates, et les nitrites). » temporaire des mers :
(1) apports soudains de matière organique venue des sols continentaux en cours d’installation ;
(2) blooms planctoniques dus à la soudaine richesse de la mer en ions et autres nutriments minéraux ;
(3) consommation de tout l’O2 dissout dans les eaux lors de la décomposition des cadavres du plancton accumulé.
On dit souvent que l’apparition de l’Homme est responsable de la sixième extinction qui se profile ; mais qui sait que l’apparition des arbres est sans doute en partie responsable de la deuxième extinction ? Et toutes ces modifications majeures juste parce que l’Évolution a « inventé et sélectionné » la lignine et les tissus de soutien !
5. La vie, la stratification des océans et la nature des roches sédimentaires océaniques
La surface de l’océan est un désert biologique. Productivité et biomasse (par unité de surface) y sont très faibles, sauf près des côtes et dans certains contextes particuliers. La productivité y est faible parce que ces eaux sont pauvres en nutriments minéraux comme les phosphates. Ces eaux de surface sont également pauvres en CO2, et saturées en CaCO3 (parce que pauvres en CO2). Par contre, les eaux profondes sont riches en nutriments et en CO2 dissout ; elles sont sous-saturées en CaCO3, parce que riche en CO2 dissout. La limite entre les eaux saturées en CaCO3 (où du calcaire peut précipiter) et les eaux sous-saturées en CaCO3 (où du calcaire ne peut pas précipiter et où il se dissout s’il en tombe de plus haut) est appelé Surface de Compensation des CarbonatesSurface d’équilibre des mers et océans correspondant à la profondeur à laquelle la totalité du carbonate de calcium apporté depuis la surface est dissoute. (Carbonate Compensation Depth = CCD en anglais). La profondeur de cette CCD varie actuellement de 3 à 5 km selon les océans. La biosphère est un acteur majeur de cette stratification chimique des océans. Les producteurs primaires (essentiellement le phytoplancton) absorbent CO2 et nutriments pour faire leur matière organique et leur test. Ces organismes sont mangés par des prédateurs primaires, puis secondaires. Tout ce petit monde produit des excréments, puis meurt. Excréments, cadavres et tests tombent vers le fond de l’océan, en emmenant avec eux matière organique, phosphore, etc… La matière organique est oxydée par des bactéries qui respirent, ce qui libère du CO2 et des nutriments minéraux dans les eaux profondes. CO2 et nutriments rejoindront la surface au bout de quelques siècles grâce à la circulation océanique globale et la boucle sera bouclée. Dans les régions océaniques où les eaux profondes remontent (phénomène d’upwelling), leur richesse en CO2 et nutriments engendre des écosystèmes très productifs.
Quant à la profondeur de la CCD, elle est fonction, entre autres, de la libération de CO2 profond qui tend à la faire remonter et à la pluie de tests carbonatés (les cadavres d’organismes planctoniques) qui tend à l’abaisser. Depuis que l’Évolution a « inventé et sélectionné » un abondant plancton pélagique à test calcaire (depuis le Jurassique, -201,3 à -145 millions d’années), la CCD est à plusieurs kilomètres de profondeur. Avant le Jurassique, il n’y avait pas de plancton calcaire et ni de pluie carbonatée ; la CCD était beaucoup plus superficielle. Et il n’y a pas de calcaires océaniques avant le Jurassique. La vie et ses variations sont donc des acteurs majeurs de la chimie des océans.
6. En guise de conclusion et de perspective
Dans tout ce qui vient d’être dit, des points importants n’ont pas été traités, par exemple tout ce qui concerne le méthane, les phosphates, le cycle du soufre … Et de plus, nous n’avons parlé que de la biosphère superficielle, qui n’est que la partie émergée de l’iceberg. On a en effet découvert il y a une vingtaine d’année toute une biosphère faite de bactéries et d’archées vivant dans les premiers kilomètres de la lithosphère tant continentale qu’océanique : la vie endogéeCommunauté d’organismes vivant sous terre, par opposition aux espèces épigées qui germent ou vivent à la surface du sol. Ces microorganismes peuvent être hétérotrophesDécrit le mode de nutrition caractéristique d’organismes utilisant des sources de matières organiques exogènes pour leur croissance et leur développement. Les animaux, les champignons, de nombreux protozoaires, l’essentiel des procaryotes et quelques rares plantes sont hétérotrophes. et utiliser le carbone organique présent dans ces premiers kilomètres. Ils sont souvent autotrophesDécrit la capacité pour un organisme à produire de la matière organique à partir de la réduction de matière inorganique et d’une source d’énergie externe : lumière (photoautotrophie) ou réactions chimiques (chimioautotrophie). (plus précisément chimiolithotrophesCaractérise le métabolisme d’organismes autotrophes différant les uns des autres par la nature des réactions d’oxydation énergétiquement couplées à la réduction de CO2. Il existe des bactéries de la nitrification des sols qui oxydent des sels d’ammonium en nitrites ou des nitrites en nitrates. D’autres oxydent soit les sulfures, soit le soufre en suspension colloïdale dans l’eau, soit les thiosulfates, et bien d’autres composés minéraux du soufre, selon les espèces biologiques. D’autres bactéries du sol oxydent les sels ferreux en sels ferriques et utilisent l’énergie libérée pour leurs synthèses.) et vivent grâce à des réactions du type : Fe2+ des silicates + H2O + CO2 → Fe3+ + molécules organiques. Un tel métabolisme modifie certainement, mais dans quelle proportion, la chimie de la croûte (voire du manteau supérieur). Il ne reste plus qu’à étudier ce qui est peut-être le principal compartiment (en masse) de la biosphère.
Tout ce qui vient d’être dit concerne l’action de la biosphère sur les autres enveloppes de la planète (atmosphère, hydrosphère, croûte …). C’est pour cela qu’on ne peut pas être un géologue « complet » si on n’est pas aussi un peu biologiste et écologiste. Mais la réciproque est vraie. Les enveloppes « minérales » de la Terre influent sur la biosphère : l’atmosphère par ses climats et leurs variations, l’hydrosphère par ses mouvements et sa composition, la Terre solide tant par sa chimie, ses mouvements lents (« dérive des continents » et son action sur l’évolution), ses crises violentes (épanchements volcaniques géants appelées trappsEmpilement de coulées de lave sur plus de 2 000 mètres d’épaisseur situés en Inde. Ils se sont formés il y a 60 à 65 millions d’années et pourraient être impliqués dans la crise Crétacé-Tertiaire qui a notamment vu disparaître les dinosaures non aviens.…), influent sur la biosphère. On ne peut pas être un biologiste et écologiste « complet » si on n’est pas aussi un peu géologue.
Références et notes
Photo de couverture : © Pierre Thomas
[1] Le Hir G. et al. (2011) The climate change caused by the land plant invasion in the Devonian. Earth and Planetary Science Letters 08–042 ; http://dx.doi.org/10.1016/j.epsl.2011.08.042
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Pour citer cet article : THOMAS Pierre (4 février 2023), La biosphère, un acteur géologique majeur, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 30 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/biosphere-acteur-geologique-majeur/.
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