Impacts de l’agriculture sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes
PDFDepuis ses débuts au Néolithique, l’expansion de l’agriculture s’est accompagnée d’innovations techniques qui ont progressivement augmenté les rendements agricoles et permis la croissance de la population humaine mondiale au fil des siècles, semblant repousser indéfiniment les limites de productivité des agrosystèmes et de la biosphère. Où en est aujourd’hui cette dynamique ? Peut-on prendre la mesure des impacts de l’agriculture sur la biodiversité et le fonctionnement des (socio-)écosystèmes, à l’échelle mondiale ? Quels enseignements pour le futur ?
- 1. Le paradoxe d’Ouroboros
- 2. Impacts sur la biomasse végétale et la productivité des écosystèmes terrestres
- 3. Capacité d’accueil des habitats, abondance des communautés d’espèces sauvages
- 4. Composition des communautés d’espèces sauvages
- 5. Impact sur le nombre d’espèces locales
- 6. Impact sur la biodiversité mondiale, en nombre d’espèces
- 7. Impacts sur la structure et le fonctionnement des réseaux écologiques
- 8. Impacts sur la stabilité des agrosystèmes
- 9. Impacts sur le fonctionnement des écosystèmes
- 10. Quel futur pour Ouroboros ?
- 11. Messages à retenir
1. Le paradoxe d’Ouroboros
Dans l’ancienne Égypte, il y a plus de 3500 ans, tombeaux et papyrus étaient souvent ornés d’un serpent qui se mord la queue, formant une boucle circulaire (Figure 1).
Désigné plus tard par les grecs du nom d’Ouroboros –littéralement, ‘qui dévore sa queue’-, cet animal mythique symbolise le cycle du temps, l’éternel renouveau, mais aussi la dualité du monde, pour des cultures aussi diverses que les civilisations égyptienne, phénicienne, grecque, nordiques, voire aztèque…
Cet Ouroboros symbolise aussi l’idée de paradoxe, ou d’action impossible, parce qu’il se nourrit de lui-même. Et dans la langue française actuelle, l’expression « un serpent qui se mord la queue » désigne un cercle vicieux, « une succession de problèmes dont on ne voit pas la fin ». Ce paradoxe d’Ouroboros semble s’appliquer aujourd’hui aux sociétés humaines confrontées à l’agriculture, tout à la fois nourricière et destructrice.
Aux trois facteurs de développement de l’agriculture : (i) expansion spatiale, (ii) progrès techniques des pratiques agricoles et (iii) sélection-domestication de populations animales et végétales plus productives, s’est ajoutée (iv) la transformation puis mondialisation des systèmes agroalimentaires, et des chaînes marchandes associées à l’agriculture.
Cependant, s’exerçant sur des socio-écosystèmes dynamiques, formés de multiples espèces (dont des humains) en interaction dans leur milieu de vie, ces facteurs de développement et évolution de l’agriculture sont tout autant de pressions -ou facteurs d’impact- sur ces systèmes (Lire focus Quels sont les grands facteurs d’impact agricole ?), qui interagissent dans une dynamique/spirale ‘ouroborienne’.
2. Impacts sur la biomasse végétale et la productivité des écosystèmes terrestres
Pour croître et se reproduire, tout être vivant requiert matière et énergie qu’il puise dans son environnement. A l’instar des animaux et champignons, nombre d’espèces se nourrissent de matière vivante (issue de proies, feuilles, …) ou de composés organiques synthétisés par d’autres organismes (ex : le nectar des fleurs, pour les abeilles), qui partagent son habitat. Mais l’activité de ces espèces dites « hétérotrophes » serait impossible sans la présence à la base des réseaux trophiques d’organismes dits « autotrophes » qui, telles les plantes, algues, cyanobactéries (photosynthétiques) et chimiobactéries, sont capables de synthétiser des molécules organiques à partir de composés minéraux et d’énergie, lumineuse ou chimique (Figure 2).
La production primaire annuelle d’un écosystème est la biomasse des organismes autotrophes produite chaque année par cet écosystème. Sa productivité est égale au taux de production de biomasse, par unité de surface et de temps. Située à la base des réseaux trophiques, ou ‘chaînes alimentaires’, cette production primaire conditionne la production globale et le fonctionnement des écosystèmes.
Si l’on excepte le cas de la vallée du Nil et de quelques autres régions désertiques de surface restreinte, la conversion d’habitats terrestres « naturels » ou « semi-naturels » tels que forêts et marais en pâturages et champs cultivés se solde par une réduction nette de la biomasse et de la productivité végétales des écosystèmes concernés.
A l’échelle de la Planète, Erb et al. [1] estiment que les changements d’usage des terres opérés par les humains depuis le Néolithique ont réduit de moitié (environ 450 Gigatonnes de Carbone (Gt C)) la biomasse totale des plantes terrestres. Plus des deux tiers de cette perte de biomasse peuvent être imputés à l’agriculture, le reste à l’exploitation des forêts et à l’artificialisation des sols.
Quant à la production végétale annuelle des habitats terrestres, elle est réduite d’environ 10% à l’échelle mondiale [2] depuis les débuts de l’agriculture, du fait des changements d’usage des terres. En outre, environ 20% de cette production végétale terrestre est accaparée chaque année par les humains via l’agriculture, avec de grandes variations entre régions (Figure 3).
3. Capacité d’accueil des habitats, abondance des communautés d’espèces sauvages
Si les forêts et autres habitats naturels hébergent des réseaux d’espèces complexes et diversifiés, les agrosystèmes dédiés à la culture d’une seule ou d’un petit nombre d’espèces domestiques comportent par construction moins d’individus d’espèces sauvages que les habitats naturels alentour. L’agriculture intensive réduit la capacité d’accueil des parcelles cultivées pour les espèces sauvages de multiples manières : via la suppression physique des arbres et haies, l’érosion du sol, l‘élimination des plantes messicoles, les traitements insecticides, antibiotiques ou antifongiques, le drainage des eaux de surface, la pollution ou salinisation éventuelle des sols, etc. Ainsi, la conversion d’habitats (semi-)naturels en systèmes d’agriculture intensive réduit considérablement la capacité biotique de ces habitats pour les communautés d’espèces sauvages, en nombre d’individus.
Compilant un grand nombre de mesures de densités d’oiseaux selon les types d’habitats, Gaston et al. [3] ont exploré l’impact de l’agriculture sur l’abondance de l’avifaune terrestre. A l’échelle locale, sachant qu’une forêt tropicale (riche d’environ 2500 oiseaux/km2) héberge environ cinq fois plus d’oiseaux adultes (Figure 4) par unité de surface qu’un pré (environ 550 oiseaux/km2, en région tropicale) ou un champ d’agriculture extensive (environ 450 oiseaux/km2), la conversion de forêts tropicales en prés et champs cultivés réduit de 4/5e la capacité de charge locale de ces habitats pour les oiseaux. En région tempérée, la conversion de forêts mixtes ou décidues (peuplées de 800 à 1000 oiseaux par km2) soit en prés (370 oiseaux par km2), soit en champs d’agriculture extensive (300 oiseaux par km2), réduit des deux tiers environ l’abondance de l’avifaune locale.
A l’échelle mondiale, s’appuyant sur les estimations de surface des grands types de biomes terrestres en 1990 par Klein-Goldjewijk [4], Gaston et al. [3] ont estimé à environ 30 milliards d’oiseaux, soit entre 20 et 25% des effectifs préagricoles, la réduction de l’avifaune mondiale ‘terrestre’ (oiseaux de mer exclus) due à l’expansion et l’intensification de l’agriculture, du Néolithique à 1990.
En appliquant ces estimations de densité d’oiseaux par habitat aux quatre scénarios de changements d’usage des terres développés à l’horizon 2050 à l’échelle mondiale par le Millenium Ecosystem Assessment (MEA) [5], Teyssèdre & Couvet [6] ont estimé la perte de l’avifaune terrestre mondiale liée à l’expansion et l’intensification de l’agriculture attendue en 2050 à 10 à 25% des effectifs de 1990, selon le scénario d’usage des terres envisagé (Figure 5). Sans surprise, le scénario le plus défavorable pour la biodiversité est celui, dit ‘d’Ordre par la force’ (‘Order from strength’), d’une gestion réactive et régionalisée des écosystèmes, sans anticipation ni collaboration interrégionale.
Cela revient à une réduction de 27 à 45% du nombre d’oiseaux nicheurs, des débuts de l’agriculture à 2050, selon le scénario envisagé. Une perspective plutôt sombre, si l’on considère que les trajectoires de développement socioéconomique actuelles s’apparentent au scénario le plus défavorable du MEA ! (cf. GIEC [7]).
Situés vers le sommet des réseaux trophiques et relativement faciles à observer, les oiseaux intègrent dans leurs dynamiques démographiques de nombreuses variations de l’environnement. Leurs variations d’abondance dépendent notamment de l’abondance et de la distribution de leurs proies, elles-mêmes conditionnées par l’état du couvert végétal, et donc par celui des communautés de microorganismes et invertébrés des sols.
De ce fait, ils constituent un bon indicateur de biodiversité terrestre, reconnu au plan international par la Convention pour la Diversité Biologique (CDB) depuis 2004 [8] (et voir plus loin la Figure 7). Bien que de façon moins systématique, collaborative et standardisée, les variations d’abondance d’autres groupes d’organismes ont été suivies à l’échelle locale par de nombreux chercheurs (voir plus bas), en de nombreux sites géographiques, qui confirment et renforcent les résultats obtenus sur l’avifaune.
Comme tous les écosystèmes, les agrosystèmes sont des systèmes ouverts, en interaction avec leur environnement et les paysages alentour. Si les impacts directs de l’agriculture ‘extensive’ sur la biodiversité sont essentiellement locaux, c’est-à-dire restreints aux écosystèmes convertis pour l’agriculture, ceux de l’agriculture intensive dépassent largement les limites des champs cultivés, via la dispersion des polluants. Transportés par l’air, les eaux de surface ou les animaux mobiles (insectes, vertébrés…), les composés chimiques appliqués localement atteignent et affectent les écosystèmes adjacents, voire éloignés. Ainsi les pollutions par les engrais et pesticides déversés sur les champs et lessivés lors des pluies, ou gagnant les nappes phréatiques, sont nocives pour les écosystèmes de tout type en aval.
La pollution des littoraux par les engrais azotés utilisés massivement dans certaines régions est bien connue, qui s’exprime par des blooms algaux récurrents (dits ‘marées vertes’), délétères pour la biodiversité, et peut transformer certaines zones humides, estuaires et écosystèmes littoraux en zones « mortes » privées d’espèces aérobies (Figure 6).
De nombreuses recherches et suivis de biodiversité pointent les impacts de l’agriculture intensive, et en particulier des pesticides systémiques -tels que les néonicotinoïdes- commercialisés depuis les années 1990, sur des organismes et écosystèmes non ciblés (e.g. [9],[10]). Selon une étude [11], l’abondance des insectes volants mesurée dans divers espaces protégés de régions agricoles d’Allemagne a chuté de plus 75% en 27 ans (entre 1989 et 2016). Les suivis d’insectes dans les prairies et forêts d’Allemagne (entre 2008 et 2017) [12] montrent des tendances comparables, et indiquent que le déclin de l’entomofaune des prairies augmente avec l’emprise de l’agriculture intensive dans les paysages.
A l’échelle mondiale, compilant les données de 166 suivis d’abondance d’insectes sur tous les continents (1676 sites), van Klink et al. [13] ont estimé un déclin moyen de l’abondance des insectes terrestres moins sévère (d’environ 1% par an), largement imputé à l’intensification de l’agriculture.
4. Composition des communautés d’espèces sauvages
Dans une communauté biotique formée d’espèces similaires – communauté locale de poissons ‘herbivores’ par exemple, ou d’insectes phytophages, ou d’arbres…-, toutes les espèces n’ont pas les mêmes aptitudes et exigences écologiques. Elles ne réagissent donc pas de la même manière aux variations spatiales ou temporelles de leur habitat (Lire ‘Quelles réponses de la Biodiversité aux changements globaux ?’).
Les espèces occupent des niches écologiques* plus ou moins larges. Équipées pour l’exploitation de certaines ressources, les espèces spécialistes sont plus compétitives que les généralistes dans leur(s) habitat(s) de prédilection ; les espèces généralistes en revanche prospèrent dans des habitats variables ou formés d’une mosaïque d’habitats différents, et sont plus tolérantes aux changements imprévus de leurs conditions de vie.
Dès lors, la transformation d’habitats pour l’agriculture, non seulement réduit généralement l’abondance des communautés biotiques locales, mais affecte aussi leur composition. Par exemple, la conversion de forêts en champs et pâturages remplace les communautés initiales forestières, dominées par des espèces spécialistes des forêts, par des communautés ‘agricoles’ dominées par des espèces spécialistes des prairies et autres milieux ouverts. L’intensification de l’agriculture, ainsi que la fragmentation d’habitats (semi)naturels pour l’agriculture, défavorise les espèces spécialistes et augmente la proportion de généralistes.
Attendus sur le plan théorique, ces impacts de la transformation des habitats sur la composition des communautés locales et régionales sont vérifiés, explorés et modélisés depuis plus de quinze ans. Au milieu des années 2000, une équipe du Muséum National d’Histoire Naturelle a mis au point une méthode permettant d’estimer le degré de spécialisation d’espèces et de communautés biologiques, pour pouvoir suivre et comprendre les variations de leurs ‘index de spécialisation’ dans le temps et dans l’espace. Les chercheurs ont montré que l’index de spécialisation des communautés d’oiseaux varie en sens inverse du taux de perturbation de leurs habitats, notamment agricoles : plus un habitat est perturbé, plus les espèces qu’il héberge sont généralistes [14] (Figure 7).
Que ce soit chez les oiseaux, les insectes (Figure 8) ou d’autres taxons, de nombreux suivis de biodiversité soulignent la raréfaction des espèces spécialistes dans les sites étudiés, attribuée principalement à l’intensification de l’agriculture, à la pollution et au réchauffement climatique (e.g. [10] et [15]).
A l’échelle des paysages et régions, l’expansion d’espèces généralistes (éventuellement originaires d’autres régions du Globe) ou/et commensales des humains, associée au déclin d’espèces spécialistes, se traduit par une ressemblance croissante des communautés écologiques, dite ‘homogénéisation fonctionnelle’, manifeste notamment dans les régions d’agriculture intensive ([15], [16]).
5. Impact sur le nombre d’espèces locales
Si l’on assume que le nombre d’espèces -ou ‘richesse spécifique’- d’une communauté biotique augmente avec son abondance en nombre d’individus [17], on peut s’attendre à ce que l’expansion et l’intensification de l’agriculture, en réduisant l’abondance des communautés locales d’espèces sauvages, réduise également leur diversité (locale, dite ‘alpha’) en nombre d’espèces.
Ce raisonnement serait exact si les communautés biotiques étaient neutres, c’est-à-dire formées d’espèces équivalentes sur le plan écologique, et répondaient de la même manière aux changements de leurs conditions de vie [17]. Mais comme vu ci-dessus, ce n’est pas le cas : l’intensification de l’agriculture pénalise les espèces spécialistes des habitats agricoles et adjacents, mais bénéficie –jusqu’à un certain point- aux espèces généralistes. La modélisation écologique montre que, dans le cas d’une modification progressive des habitats (par pollution, salification ou aridification croissantes, par exemple), impliquant une réduction de leur capacité de charge, le nombre d’espèces locales augmente tout d’abord -malgré une diminution du nombre total d’individus- avec le degré de perturbation des habitats, puis diminue au-delà d’un certain seuil [18] (Figure 9).
Cela s’explique simplement si l’on considère que le déclin d’espèces spécialistes, en nombre d’individus, ne signifie pas leur disparition immédiate locale. A l’inverse, la colonisation par de nouvelles espèces généralistes d’un habitat transformé implique à la fois une augmentation en nombre d’espèces et d’individus (généralistes). Schématiquement, le nombre total d’espèces locales augmente, avec la perturbation des habitats, tant que la colonisation par de nouvelles espèces généralistes excède la disparition locale d’espèces spécialistes ; puis il diminue lorsque cette dernière excède l’apport d’espèces généralistes.
En bref, contrairement à leur index de spécialisation, la richesse spécifique des communautés locales ne peut constituer un bon indicateur de stabilité ou ‘qualité’ des habitats, notamment agricoles, puisqu’elle augmente ou diminue selon le degré de perturbation. Ce prédicat théorique est confirmé par les suivis d’avifaune [16] et par d’autres suivis de biodiversité, en milieu terrestre ou aquatique. Une méta-analyse de suivis de biodiversité menés à l’échelle locale ou régionale depuis plus de 30 ans [19] montre un changement de la composition des communautés au fil du temps et confirme l’érosion de la biodiversité à l’échelle globale, mais n’observe aucune tendance générale à la diminution du nombre d’espèces locales (voir aussi Teyssèdre & Robert [20]).
6. Impact sur la biodiversité mondiale, en nombre d’espèces
A l’échelle mondiale, le nombre total d’espèces dépend du taux d’apparition d’espèces nouvelles (par spéciation) et du taux d’extinction. La vitesse actuelle de transformation et fragmentation des habitats est telle que seules les espèces et populations les plus tolérantes à ces variations, et principalement les espèces abondantes à fort taux de multiplication, semblent susceptibles de se diversifier en réponse aux actuels changements globaux. Le déclin massif d’espèces spécialistes, peu fécondes ou/et de haut niveau trophique, en revanche, devrait se solder par une réduction nette du nombre de ces espèces -et du nombre moyen de niveaux trophiques- à l’échelle mondiale.
Face au manque de connaissances sur la diversité mondiale des bactéries, archées, protistes, ‘algues’ et champignons, il est difficile d’estimer l’impact de l’agriculture sur le nombre total d’espèces dans ces vastes règnes du Vivant. Le même constat s’applique à la plupart des grands groupes animaux, à l’exception de trois groupes plus largement étudiés, les insectes, les mammifères et les oiseaux.
Les insectes forment un ensemble très divers et abondant d’animaux (à squelette externe) de petite taille, dotés souvent d’une bonne fécondité et de bonnes capacités de dispersion, qui peuplent toutes sortes d’habitats terrestres et d’eau douce. Selon les estimations, ils comptent aujourd’hui entre 5 et 20 millions d’espèces -dont un million sont répertoriées et décrites- pour une biomasse totale d’environ 200 Mt C [21]. Compilant les résultats de 73 suivis d’insectes menés sur l’ensemble des continents depuis plusieurs décennies, Sanchez-Bayo et Wyckhuys [10] estiment qu’environ 40% des espèces pourraient disparaître dans les prochaines décennies à l’échelle mondiale, sous la pression principale des changements d’usage des terres, de l’intensification agricole et du changement climatique, en interaction avec des facteurs biologiques (espèces pathogènes, espèces exotiques envahissantes, …) (cf. Figure 11). Ainsi, la grande fécondité de la plupart des insectes ne les protège pas contre les pesticides et la transformation massive de leurs habitats.
Pour les vertébrés, l’UICN [22] estime que 26% des espèces de mammifères, 14% des espèces d’oiseaux et 41% des espèces d’amphibiens sont actuellement menacées d’extinction, sous la pression des mêmes facteurs –anthropiques- identifiés ci-dessus pour les insectes.
7. Impacts sur la structure et le fonctionnement des réseaux écologiques
Qu’il soit forêt, savane, étang ou agrosystème (ou encore holobionte, lire Dialogues et coopération chez les bactéries), tout écosystème est formé d’un réseau dynamique d’êtres vivants en interaction entre eux et avec leur milieu physique (ou ‘biotope’), composante non vivante de l’écosystème.
Dans un écosystème peu anthropisé, les interactions entre espèces sont habituellement multiples, anciennes et diversifiées : relations trophiques bien sûr, entre prédateurs et proies ou entre espèces-hôtes et parasites (ou parasitoïdes), de la base au sommet des ‘chaînes alimentaires’ ; mais aussi relations de compétition pour les ressources, de facilitation (à l’installation d’autres espèces) ou encore d’entraide réciproque, entre espèces de niveaux trophiques variés (e.g. Couvet & Teyssèdre [23], et Figure 12).
Parmi les relations de coopération, ou entraide réciproque, citons les associations nutritives entre plantes et bactéries (Rhizobium dans les racines) ou entre plantes et champignons (ex : mycorhizes), les services échangés entre plantes à fleurs et insectes pollinisateurs (alimentation vs reproduction), entre espèces parasitées et prédateurs de parasites (alimentation ou gîte vs protection), la dispersion de graines par des insectes, oiseaux et mammifères (granivores ou frugivores), etc. La répétitivité des interactions contribue au fil du temps à la coadaptation (et synchronisation) des espèces partageant les mêmes habitats, tandis que leur diversité concourt à la stabilité des réseaux écologiques [24] (Figure 13). [25]
Dans un agrosystème, la diversité des interactions entre espèces diminue, voire s’effondre selon l’intensité des traitements agricoles -physiques, chimiques et biologiques- imposés. La simplification des réseaux écologiques culmine dans les vastes monocultures de plantes (blé, colza, maïs, soja…), qui croissent ‘à l’abri’ des plantes messicoles, de la plupart des insectes, oiseaux et autres organismes -grâce notamment aux pesticides- avant d’être fauchées et transformées en ‘produits’ agro-industriels, souvent conservés en chambre froide ou/et sous emballage plastique avant commercialisation (Figure 14). En guise de deuxième niveau trophique, ces produits d’origine végétale sont consommés soit directement par des humains, soit par un petit nombre d’espèces animales domestiques telles que porcs et poulets, soit encore par des machines et moteurs en tant qu’agrocarburants. Le troisième niveau trophique, celui des carnivores, est presque monopolisé par les humains (Lire focus Quels Impacts de l’agriculture sur les proportions d’espèces sauvages et domestiques ?).
La diversité des organismes détritivores, coprophages, saprophytes et recycleurs est à son tour réduite et largement délocalisée hors des champs, dans les lisiers des bâtiments d’élevage, les égouts, les stations d’épuration et les plans d’eau ou littoraux en aval.
8. Impacts sur la stabilité des agrosystèmes
Les recherches réalisées depuis plus de 50 ans ont permis de vérifier que, au moins à l’échelle locale, le fonctionnement et la stabilité des écosystèmes terrestres augmentent avec la diversité des plantes qu’ils hébergent [26].
Ainsi la biodiversité réduite des agrosystèmes diminue leur résistance aux perturbations, notamment aux invasions de parasites. Plus précisément, la stabilité accrue des agrosystèmes diversifiés, relativement aux réseaux écologiques très appauvris que sont les monocultures intensives, renvoie à plusieurs composantes de la biodiversité :
- Diversité génétique des espèces cultivées (e.g. [27]),
- Diversité spécifique et fonctionnelle des espèces cultivées (polyculture vs monoculture) et non cultivées (e.g [27] et [28]),
- Abondance des pollinisateurs (e.g. [29]),
- Diversité des niveaux trophiques, notamment présence locale d’ennemis naturels (prédateurs, parasitoïdes..) des parasites et autres ‘ravageurs’ des cultures, éventuellement issus d’autres habitats alentour (e.g. [30]),
- Diversité des interactions non trophiques (dont facilitation, e.g. [30], [31]),
- Ancienneté des interactions (coadaptation, e.g. [31]),
- Diversité locale par rapport à la diversité régionale, et diversité des cultures à l’échelle nationale (e.g. [29]),
- Diversité des réseaux agriculteurs – variétés cultivées (e.g. [32]).
Dans un cercle vicieux, la vulnérabilité des vastes champs de monoculture intensive face aux invasions de pathogènes motive l’utilisation accrue de pesticides par les agriculteurs, qui réduit encore la diversité des espèces et de leurs interactions…
9. Impacts sur le fonctionnement des écosystèmes
Les impacts de l’agriculture sur la structure et la dynamique des communautés, les nombres d’espèces et les réseaux écologiques, à différentes échelles, affectent le fonctionnement des écosystèmes et socio-écosystèmes (voir par ex. [5]). Outre la simplification des réseaux écologiques et écosystèmes locaux, un autre effet de l’agriculture est de les spécialiser dans la production de biomasse exploitable par les humains, au détriment d’autres fonctions (Figure 16).
Parmi les multiples fonctions écosystémiques entravées par l’expansion et l’intensification de l’agriculture, citons :
- L’épuration de l’air par les forêts et autres écosystèmes (semi-)naturels terrestres
- La capture et séquestration du carbone par ces mêmes écosystèmes, et donc la régulation du climat mondial,
- La régulation du climat local par les forêts et zones humides,
- La modération des crues et sécheresses,
- Le renouvellement des nappes phréatiques,
- L’épuration des eaux douces, avec un impact en aval sur l’ensemble du bassin versant,
- L’entretien et la productivité des sols aujourd’hui réduite par l’érosion, les pollutions, la salinisation, …,
- La pollinisation des plantes sauvages et cultivées par les abeilles et autres insectes pollinisateurs en déclin,
- La résistance des communautés sauvages et cultivées aux invasions de parasites et autres pathogènes,
- La capacité d’accueil des écosystèmes pour les espèces sauvages, notamment spécialistes,
- Leur capacité d’accueil physique et psychologique pour les animaux domestiques ou d’élevage (confinés en grand nombre dans des bâtiments agricoles),
- Leur capacité de recyclage des déchets, alimentaires (dont fèces) et agro-industriels (dont matières plastiques, métaux…),
- Leur capacité d’accueil pour les humains.
Sans explorer ici les impacts des progrès techniques, des modèles de production et consommation, des systèmes de taxation/subventions ou du commerce international sur l’évolution des systèmes agroalimentaires, soulignons que les multiples impacts sur le fonctionnement des écosystèmes énoncés ci-dessus affectent non seulement la biodiversité non humaine, mais aussi très largement les populations humaines.
10. Quel futur pour Ouroboros ?
Selon le Millenium Ecosystem Assessment (MEA, 2005 [5]), 60% des « services de régulation » des écosystèmes étaient en déclin ou perdus au tournant du millénaire, dont une bonne partie du fait de l’expansion-intensification de l’agriculture. Ces pertes et déséquilibres écologiques se sont aggravés depuis, au détriment notamment de la santé et de l’alimentation d’un nombre croissant d’êtres humains depuis 2010 (FA0 2020). D’autres recherches indiquent que la modification « anthropique » de certaines variables physiques, chimiques et biologiques descriptives des écosystèmes (par exemple, concentrations atmosphériques en GES ou en nitrates dans les sols), les approches de seuils critiques au-delà desquels la biosphère dans son ensemble devrait basculer vers un autre régime de fonctionnement, très défavorable – entre autres espèces – aux humains [33].
Ainsi, il semble bien que la dynamique « ouroborienne » d’expansion-intensification de l’agriculture ait atteint ses limites. Pour résumer, celle-ci peut être décrite comme un détournement croissant de la productivité primaire (i.e. végétale) des écosystèmes terrestres – et donc leur transformation massive – par certaines sociétés humaines, au « profit » de communautés végétales, animales (dont humains) et microbiennes peu diversifiées, dont la fragilité augmente avec celle des écosystèmes appauvris et pollués qui les hébergent… menaçant ainsi d’effondrement les sociétés qui en dépendent !
Pour subsister, notre vieil Ouroboros doit impérativement revoir son régime et réduire ses appétits (pour les intrants chimiques, les protéines animales et les agrocarburants, notamment). Face aux multiples impacts de cette dynamique agricole, nos sociétés doivent remettre en question les systèmes agricoles dominants et élaborer des politiques et pratiques alternatives, durables, susceptibles de les sortir de cette boucle destructrice pour les écosystèmes et la biodiversité. Politiques agricoles nouvelles [34] qui pour être approuvées et mises en œuvre de façon cohérente doivent s’inscrire dans un changement général de conception, objectifs et organisation des sociétés au sein des socio-écosystèmes, valorisant la diversité écologique (régulatrice), la sobriété (durable) et l’équité environnementale, plutôt que la production et la consommation intensives – et non durables – de « ressources » agricoles.
11. Messages à retenir
- Depuis le Néolithique, l’expansion et l’intensification de l’agriculture ont réduit d’environ un tiers la biomasse végétale des habitats terrestres. En outre, environ 20% de leur productivité primaire (biomasse végétale produite par unité de surface et de temps) est accaparée annuellement par les humains, pour leur alimentation ou d’autres usages, avec de larges variations selon les régions.
- La transformation des habitats pour l’agriculture réduit l’abondance et modifie la composition des communautés d’espèces sauvages : la proportion d’espèces généralistes augmente avec la perturbation des habitats.
- Par ses effets directs et indirects, l’élevage exerce un fort impact sur la biodiversité et les écosystèmes. Ainsi, seuls 3% en biomasse des mammifères sont aujourd’hui sauvages.
- Dans un agrosystème, la diversité des interactions entre espèces diminue avec l’intensité croissante des pratiques agricoles.
- La résistance des agrosystèmes aux perturbations augmente avec la diversité et l’ancienneté des interactions entre espèces et diminue avec l’intensité des pratiques agricoles.
- Le bouleversement massif d’écosystèmes par et pour l’agriculture entrave leur fonctionnement et leur productivité à moyen terme, au détriment des sociétés humaines et de nombreuses espèces.
- Le défi agricole du 21e siècle est immense : atteindre une agriculture durable, de production suffisante, tout en préservant la biodiversité et en atténuant le changement climatique.
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Cet article est une version légèrement modifiée du « Regard sur la biodiversité » (R103) de l’auteure, publié en juin 2022 par la Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2).
Notes et références
Image de couverture. Champ de maïs. [Source : Cliché © A. Teyssèdre]
[1] Erb K-H et al., 2017. Unexpectedly large impact of forest management and grazing on global vegetation biomass. Nature 553:73–76.
[2] Haberl H., K.H. Erb et al., 2007. Quantifying and mapping the human appropriation of net primary production in earth’s terrestrial ecosystems. Proc. Natl. Acad. Sci. 104(31): 12942–12947.
[3] Gaston K.J., Tim M. Blackburn & Kees Klein Goldewijk, 2003. Habitat conversion and global avian biodiversity loss. Proc. R. Soc. Lond. B 270, 1293–1300. DOI 10.1098/rspb.2002.2303
[4] Klein Goldewijk, K. 2001 Estimating global land use change over the past 300 years: the HYDE database. Global Biogeochem. Cycles 15, 417–433.
[5] Millennium Ecosystem Assessment (MEA), 2005. Ecosystems and Human Well-being: Synthesis, Island Press, Washington DC.
[6] Teyssèdre A. & D. Couvet, 2007. Expected impact of agriculture expansion on the world avifauna. C. R. Acad. Sci. Biologie 330: 247-254.
[7] GIEC 2019. Climate and land use changes Report.
[8] Couvet D. et al., 2008. Enhancing citizen contributions to biodiversity science and public policy. Interdisciplinary Science Reviews 33 (1) 95-103.
[9] Ellis E.C., 2011. Anthropogenic transformation of the terrestrial biosphere. Phil. Trans. R. Soc. A 369, 1010–1035. doi:10.1098/rsta.2010.0331
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[11] Hallman et al., 2017. More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. Plos One 12, e0185809, oct.2017.
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[34] Voir par exemple les Regards R68, R79, RO6, et autres Regards de la SFE2 sur l’agriculture.
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Pour citer cet article : TEYSSEDRE Anne (21 novembre 2022), Impacts de l’agriculture sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 21 novembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/impacts-agriculture-biodiversite-fonctionnement-ecosystemes/.
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