L’orientation chez les oiseaux migrateurs

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Pour effectuer leurs migrations les oiseaux ont à relever d’innombrables défis, en particulier celui de leur orientation. Comment s’y prennent-ils pour se fixer un cap et ne plus le quitter, quels repères utilisent-ils pour rallier sans se perdre des régions parfois éloignées de près 10 000 km les unes des autres ? De nombreuses expériences ont démontré l’existence d’une panoplie de moyens qui permettent aux oiseaux de se positionner sur la « carte mentale » de leur voyage : astres, étoiles par rapport auxquels ils se situent grâce à un « compas interne ». Ils mettent aussi à profit le géomagnétisme qui reste le seul moyen de s’orienter lorsque tous les repères visuels sont inutilisables. Un « calendrier interne » permet aux oiseaux de modifier leur cap au bon moment selon les modalités spatio-temporelles de leur itinéraire. Bien que les mécanismes d’orientation soient génétiquement déterminés, les oiseaux font preuve d’une certaine plasticité comportementale grâce à leur réceptivité à une gamme étendue d’informations d’ordre géographique et météorologique.

1. Principes de base

Les animaux migrateurs ont de nombreux défis à relever lorsqu’ils transitent entre leur point de départ et leur point d’arrivée, ceux de la navigation et de l’orientation étant parmi les plus sérieux. S’agissant des oiseaux, comment définissent-ils et conservent-ils, même par conditions météorologiques difficiles, de jour comme de nuit, le vecteur de migration qui relie dans les meilleurs conditions les territoires de départ à ceux d’arrivée, lesquels pouvant être distants de près de 10 000 km ? (Lire Le vol des oiseaux).

Figure 1. Migrations du Traquet motteux (Oenanthe oenanthe) entre l’immense région Paléarctique et l’extrémité de la région Néarctique (du Groenland à la la Sibérie et l’Alaska) d’une part et l’Afrique. [Source schéma © de l’auteur]
S’orienter implique de prendre un cap dans une direction donnée et le suivre fidèlement du point de départ au point d’arrivée quels que soient les aléas rencontrés en cours de route. L’affaire se complique quand, pour des raisons géographiques, un changement de cap d’avère nécessaire en cours de route. Sélectionner une direction de vol et la maintenir fidèlement sur des longues distances impliquent des mécanismes différents. La figure 1 illustre la migration du Traquet motteux Oenanthe oenanthe, voyage de plus de 10 000 km qui draine la totalité des populations d’oiseaux qui nichent dans l’immense région paléarctique, y compris celles de l’Islande et du Groenland. Même les populations qui nichent en Alaska hivernent en Afrique car elles ont colonisé l’Alaska à partir de la Sibérie.

Le fait que les tout jeunes oiseaux s’engagent seuls, donc indépendamment de leurs parents, dans de longs voyages migratoires dès leur première année d’existence, quelques mois seulement après leur naissance, montre que les mécanismes d’orientation sont innés, donc génétiquement inscrits. Ils disposent en particulier d’une sorte de « calendrier interne », ainsi que d’un « compas interne ». Ces caractères dictent automatiquement aux oiseaux les modalités spatiales et temporelles des voyages qui les conduiront vers leurs quartiers d’hiver à l’automne puis les ramèneront vers leurs quartiers de reproduction au printemps suivant.

Figure 2. Hirondelle de cheminée (Hirundo rustica) [Source : Photo © J. Blondel]
Certaines performances, notamment la fidélité au site de reproduction, peuvent être vertigineuses : on a montré à l’aide de bagues qui permettent de suivre le même individu que l’hirondelle de cheminée Hirundo rustica (Figure 2) bascule au rythme des saisons entre les mêmes sites d’hivernage et les mêmes sites de reproduction, la précision pouvant être de l’ordre de quelques mètres. C’est ainsi qu’une hirondelle de cheminée fit trois ans de suite le même trajet entre l’Afrique du Sud et son nid, chaque fois le même, situé dans une étable en Allemagne !

De telles facultés d’orientation furent maintes fois démontrées chez des groupes aussi divers que des passereaux, limicoles, anatidés, cigognes, rapaces et bien d’autres. La plupart des petits passereaux migrateurs volent isolément ou en groupes lâches, surtout les migrateurs nocturnes. Ils s’engagent généralement à la tombée de la nuit et volent sans s’arrêter jusqu’au lendemain matin, parcourant d’une traite de 300 à 600 kilomètres à une vitesse de l’ordre de 40 à 50 km/h. L’oiseau utilise plusieurs outils pour s’orienter mais tous reposent au final sur un outil de base efficace par tous les temps, le compas magnétique, qui est en quelque sorte la référence utilisée pour calibrer les autres, notamment les astres (soleil, lune, étoiles).

2. Les mécanismes d’orientation

Ce n’est qu’à partir des années 1950 que les mécanismes d’orientation des oiseaux firent l’objet de recherches approfondies. Ce thème de recherche nécessite des expérimentations difficiles à monter, ce qui implique de formuler des hypothèses claires de recherche que l’on puisse valider ou réfuter expérimentalement. Cela fut fait au moyen d’appareillages très particuliers. C’est alors que de remarquables découvertes furent réalisées sur les mécanismes d’orientation dont on s’aperçut qu’ils étaient nombreux et complémentaires, chacun étant mis en œuvre selon les circonstances.

2.1 Le compas solaire

Figure 3. A, cage d’orientation utilisée pour mesurer l’aptitude des oiseaux migrateurs à s’orienter. De nombreux perchoirs reliés à des circuits électroniques sont disposés tout autour de la cage. Chaque fois que l’oiseau se pose sur l’un d’entre eux, l’impulsion de la direction choisie est enregistrée (B, flèches). [Source : Schéma EEnv]
La première source d’information à laquelle, de façon logique, pensèrent les chercheurs est la position du soleil par rapport à l’axe de migration. Le soleil présente l’avantage :

  • d’être visible, sauf de nuit ou par temps couvert,
  • d’occuper une position prévisible dans le ciel selon la saison et l’heure de la journée.

Ce que l’oiseau peut mettre à profit dès lors qu’il a la notion du temps.

De fait, l’évidence empirique, largement validée par des expériences en cage d’orientation (Figure 3) menées par le biologiste allemand Gustav Kramer, montre que la position du soleil est largement utilisée par les migrateurs diurnes comme indicateur de direction [1].

Des étourneaux sansonnets Sturnus vulgaris maintenus dans des cages d’orientation (voir Figure 3) prenaient la direction appropriée au moment du départ en migration et cette direction se modifiait quand l’opérateur modifiait l’origine de la source lumineuse simulant la lumière du soleil à l’aide d’un miroir (Figure 4).

Figure 4. Expériences montrant, chez des étourneaux sansonnets Sturnus vulgaris maintenus dans des cages d’orientation, l’impact de l’origine de la source lumineuse simulant la lumière du soleil à l’aide d’un miroir. A : condition normale : le soleil est à l’est, et les oiseaux prennent la direction appropriée -nord-ouest- au moment du départ en migration ; B, Un miroir dévie la source lumineuse de 90° vers le sud, la direction de la migration est désormais sud-ouest ; C, le miroir dévie la lumière de 90° vers le nord, la direction est désormais vers le nord-est. Dans chaque condition, on mesure le nombre de fois que l’oiseau se pose sur les perchoirs, l’impulsion de la direction choisie est enregistrée (A2, B2, C2). [Source : schéma EEnv]
Figure 5. Les oiseaux ajustent leur direction de vol en fonction de la position du soleil dans le ciel au cours d’une journée (du lever au coucher du soleil) pour atteindre leur destination. gN, nord géographique. [Source : schéma EEnv]
L’utilisation du soleil implique que l’oiseau ajuste sa direction de vol en fonction de la position du soleil selon l’heure de la journée (Figure 5), ce qui, là encore, fut expérimentalement démontré sur des oiseaux captifs grâce à un soleil artificiel simulé par de puissantes lampes électriques.

Le fait que l’azimut change au cours de la journée permet, là encore, de tester dans quelle mesure les oiseaux utilisent un compas solaire génétiquement fixé. Pour tester cette hypothèse du compas solaire, on peut décaler de quelques heures l’horloge interne de l’oiseau en le gardant pendant quelques semaines dans une volière obscure :

  • Dans un premier temps on dérègle l’horloge interne de l’oiseau en le soumettant soit à de la lumière soit à de l’obscurité continue, soit à des séquences de durée variable d’alternances lumière/obscurité.
  • Dans un second temps, la pièce où est retenu l’oiseau captif est soumise à des cycles jour/nuit de 24 heures, mais déphasés de 6 heures par rapport au cycle naturel.

Cette série d’expériences a montré que [2] :

  • Si l’on avance ou retarde de 6 heures l’horloge de l’oiseau, celui-ci prend une direction erronée de 90° dans un sens ou dans l’autre, ce qui montre que l’oiseau prend sa direction conformément à un « compas solaire interne ».
  • Si l’on avance ou retarde l’horloge interne de l’oiseau de 12 heures, l’oiseau prend des directions opposées de 180°, se dirigeant vers le nord à l’automne alors qu’il devrait se diriger vers le sud.

Lorsque le ciel est couvert, rendant le soleil inutilisable, l’oiseau ne s’arrête pas pour autant de migrer mais utilise d’autres moyens, notamment le champ magnétique terrestre. On verra plus loin que ce champ est alors la seule source d’information susceptible de renseigner le compas de l’oiseau.

Si le soleil est largement utilisé par les migrateurs diurnes comme les cigognes blanches Ciconia ciconia ou la plupart des grands rapaces, il n’est d’aucun secours pour la plupart des petits migrateurs transsahariens. Ces derniers, notamment les quelques milliards de passereaux qui basculent au rythme des saisons entre l’Eurasie et l’Afrique subsaharienne voyagent de nuit et doivent donc utiliser d’autres moyens d’orientation.

2.2 Compas nocturnes : la lune et les étoiles

Toute une série de belles expériences réalisées à l’aide de ciels artificiels que l’on peut faire pivoter dans des planétariums apportèrent la preuve du rôle des constellations stellaires dans l’orientation des oiseaux migrateurs. Les premières recherches concluantes sur l’activité migratoire nocturne furent menées par des physiologistes. En maintenant des oiseaux migrateurs en cage d’orientation, en l’occurrence des fauvettes à tête noire Sylvia atricapilla, ils découvrirent que lorsque les oiseaux s’apprêtent à partir en migration, ils sont sujets à une agitation intense et irrépressible – ce qu’on appelle la « zugunrhue » [3] . Ce comportement très particulier a lieu à la tombée de la nuit à deux époques bien distinctes de l’année, la première correspondant à la migration de printemps et la seconde à celle d’automne.

Figure 6. Vue de la Voie lactée au-dessus des Ecrins (Alpes, France), vue prise du col du Galibier, septembre 2021. Les oiseaux migrateurs sont capables de s’orienter grâce aux étoiles et constellations. [Source photo © Alain Herrault, reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur]
Forts de ces constatations les chercheurs construisirent des planétariums équipés de ciels artificiels destinés à tester expérimentalement leurs hypothèses sur l’orientation nocturne. C’est dans les années 1950 que l’ornithologue allemand Franz Sauer [4] découvrit que les oiseaux sont capables de s’orienter à l’aide de la lune et des étoiles (Figure 6).

La navigation stellaire, nécessairement nocturne, implique que :

  • l’oiseau puisse reconnaître la position azimutale d’une étoile ou constellation par rapport à la trajectoire qu’il doit suivre ;
  • la position de l’étoile ou de la constellation de référence soit associée à une notion du temps de manière à permettre à l’oiseau d’ajuster sa trajectoire de vol en fonction du mouvement des constellations d’étoiles au cours de la nuit (Figure 7).

Figure 7. Mouvement des étoiles autour de l’étoile polaire au-dessus du Mont-Aiguille (Vercors, France). Les oiseaux migrateurs ajustent leur trajectoire de vol en fonction de ce mouvement au cours de la nuit. [Source photo © Alain Herrault, reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur].
L’ampleur de la compensation à effectuer dépend de la position de la constellation de référence par rapport à l’équateur céleste.

Les hypothèses associées à l’orientation stellaire furent testées expérimentalement en planétarium. On peut par exemple créer une situation dans laquelle le temps interne perçu par l’oiseau soit décalé par rapport au temps astronomique réel en avançant ou en retardant la position de la configuration stellaire dans un ciel artificiel construit dans un planétarium. Si le chronomètre interne de l’oiseau (la perception qu’il a du temps) est couplé à la configuration stellaire, on devrait observer des changements correspondants dans l’orientation migratoire prise par l’oiseau dans sa cage d’orientation. C’est effectivement ce que Stephen T. Emlen a démontré dans une belle série d’expériences menées dans un planétarium équipé d’un ciel artificiel amovible (Figure 8). En période d’activité migratoire, les oiseaux se positionnaient en fonction de la disposition de certaines constellations stellaires et modifiaient leur position au fur et à mesure que l’expérimentateur faisait tourner la voûte céleste de manière à rester alignés sur les constellations de référence. Au point qu’on pouvait faire faire un tête-à-queue à l’oiseau quand on faisait tourner le ciel du planétarium de 180° !

Figure 8. Le planétarium de Flint Michigan avec des cages d’orientation utilisé par Stephen T. Emlen pour l’étude de l’orientation prise par l’oiseau en fonction des constellation visibles dans le ciel. [Source photo © Stephen T. Emlen, avec l’aimable autorisation de l’auteur]
Ces expériences ont aussi montré que tout comme les pigeons voyageurs utilisent un compas magnétique pour calibrer leur compas solaire, les passereaux comme la fauvette des jardins Sylvia borin ou le rougegorge Erithacus rubecula utilisent leur compas magnétique pour localiser l’axe de rotation du ciel nocturne.

De plus, les oiseaux en migration recalibrent régulièrement leur compas nocturne par référence au compas magnétique pour tenir compte des changements de configuration des constellations stellaires à mesure que l’oiseau migrateur progresse vers le sud à l’automne et vers le nord au printemps.

Une complication supplémentaire de la navigation nocturne basée sur les étoiles provient de ce que les migrateurs transsahariens dont la destination se situe loin en Afrique du Sud sont confrontés à des configurations stellaires complètement différentes dès lors qu’en franchissant l’équateur ils changent d’hémisphère (Figure 9). Leur système d’orientation implique la connaissance, donc la « lecture » des nouvelles configurations stellaires par rapport auxquelles les oiseaux s’orientent.

Figure 9. Carte du ciel montrant les étoiles les plus brillantes dans chacun des deux hémisphères Nord (à gauche) et Sud (à droite). Lorsqu’ils changent d’hémisphère le système d’orientation des oiseaux implique la « lecture » des nouvelles configurations stellaires. [Source Manuel Strehl, CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons]

2.3 Le champ magnétique terrestre

Les premières études sur les migrations d’oiseaux effectuées au radar dans les années 1950, révélèrent que les flux migratoires nocturnes sont orientés dans la bonne direction même quand le ciel est totalement couvert, rendant impossible la navigation stellaire. En 1955, l’ornithologue allemand Gustav Kramer émit l’hypothèse que la navigation avienne comporte deux étapes :

  • la première fondée sur une « carte mentale» où s’inscrit la géographie du trajet migratoire jusqu’à la destination à atteindre ;
  • la seconde mettant en œuvre un « compas» inscrit chez l’oiseau lui permettant de déterminer la route à suivre pour atteindre cette destination.

Au moyen de « cages d’orientation » qu’il construisit pour tester ses hypothèses, Kramer découvrit que la « boulimie pré-migratoire », est le prélude à « l’activité migratoire » proprement dite. Cette boulimie est un comportement de frénésie alimentaire qui consiste à ingérer de grandes quantités de nourriture. La nourriture, très souvent des baies riches en carbohydrates, est métabolisée en graisses qui sont utilisées comme carburant lors des longs vols migratoires. A ce moment-là, les oiseaux que Kramer tenait en captivité, en l’occurrence des fauvettes des jardins, s’orientent automatiquement dans la bonne direction, à savoir le sud-ouest à l’automne et le nord, puis le nord-est au printemps.

Bien que donnant parfois des résultats contradictoires, d’autres expériences pratiquées dans les mêmes conditions avec des rougegorges permirent de démontrer que les oiseaux prenaient la bonne orientation – sud-ouest à l’automne, nord-est au printemps – même quand la cage d’orientation était placée dans une pièce sombre où le ciel était invisible. Le fait que ces oiseaux retenus captifs dans des cages où ils ne pouvaient ni voler ni voir le ciel soient capables de s’orienter dans la bonne direction suggéra que le mécanisme d’orientation repose sur l’existence d’un compas magnétique génétiquement déterminé. Poussant plus loin l’expérience, l’équipe de Kramer modifia expérimentalement le champ magnétique terrestre à l’aide de bobines magnétiques et d’aimants de manière à modifier la direction apparente du nord magnétique. Les oiseaux répondirent comme prédit à cette nouvelle orientation, ce qui apporta une preuve irréfutable de l’importance du champ magnétique (Figure 10, [5]) dans l’orientation des oiseaux. Il est d’ailleurs probable que le géomagnétisme, source d’informations génétiquement inscrites, soit la meilleure source d’information, la seule qu’il reste quand toutes les autres sont inopérantes [6].

Figure 10. Champ magnétique terrestre. A, Diagramme illustrant comment les lignes de champ (représentées par des flèches) coupent la surface de la Terre et comment l’angle d’inclinaison (l’angle auquel les lignes de champ coupent la surface de la Terre) varie en fonction de la latitude. À l’équateur magnétique (la ligne courbe qui traverse la Terre), les lignes de champ sont parallèles à la surface de la Terre. Les lignes de champ deviennent progressivement plus raides à mesure que l’on se déplace vers le nord en direction du pôle magnétique, où les lignes de champ sont dirigées directement vers le bas dans la terre et où l’angle d’inclinaison est de 90°. L’intensité (force) du champ varie dans une direction légèrement différente de l’inclinaison ; l’intensité est la plus forte près des pôles magnétiques et la plus faible près de l’équateur. B, Diagramme illustrant quatre éléments des vecteurs du champ géomagnétique qui pourraient, en principe, fournir aux animaux des informations sur leur position. Le champ présent à chaque endroit de la Terre est défini par une intensité totale et un angle d’inclinaison. C, Les isolignes d’inclinaison (en rouge) sont représentées par incréments de 10°. Sur une grande partie du globe, l’inclinaison est fortement corrélée à la latitude et peut donc être utile dans une carte magnétique. Les isolignes de l’intensité du champ total (en bleu) sont représentées par incréments de 5 µT. [Source : schéma adapté de Lohmann et al. Magnetic maps in animal navigation, ref. [4], publié sous licence Creative commons 4.0 ].

2.4 Cartes mentales

Les cartes mentales dont parle Gustav Kramer permettent à l’oiseau de se positionner dans un espace géotopographique où sont dessinés les points de départ et d’arrivée. Une fois ce positionnement réalisé, l’oiseau met en œuvre son « compas directionnel » qui lui permet de maintenir son cap tout au long de son voyage.

Quels que soient les mécanismes d’orientation utilisés de jour et/ou de nuit, le voyage migratoire se déroule dans des espaces géographiques caractérisés par une série de repères visuels, voire olfactifs ou même solaires comme le suggèrent certaines études. D’où l’idée que les oiseaux disposent de cartes « mentales » ou « cognitives » qui les guident, ces cartes se présentant comme des mosaïques de repères visibles de loin.

Figure 11. Col de Bretolet (Suisse) barré par des filets japonais destinés à capturer les passereaux migrateurs. Les ornithologues conduisent ici des études à long terme sur la migration des oiseaux.  [Source photo © Lionel Maumary, reproduit avec la permission de l’auteur]
Pour voyager de repère en repère, l’oiseau migrateur met en œuvre ses compas magnétique, solaire ou stellaire. On sait peu de chose sur la nature des repères visuels sur lesquels est construite la carte mentale mais on peut supposer que des éléments géotopographiques comme les massifs montagneux, couloirs fluviaux, vallées, cols, liserés côtiers, jouent un rôle important. Il semble qu’une série de repères successifs soient utilisés tour à tour sur le trajet de l’oiseau, notamment lors des longs transits intercontinentaux. C’est ce que suggèrent les observations de courants de migration tels qu’on les observe au radar ou tout simplement par observation visuelle. Le succès des camps de baguage des oiseaux migrateurs tels que ceux qui sont installés au col de Bretolet à la frontière entre la France et la Suisse dans les Alpes (Figure 11) en est un bon exemple. Inutilisables pour les migrateurs nocturnes les éléments de paysage prennent toute leur importance à la fin du voyage migratoire lorsque les oiseaux s’approchent de leur destination finale d’hivernage ou de reproduction selon les saisons.

La complémentarité d’une carte mentale et de compas (stellaire ou magnétique) permet à l’oiseau de naviguer de façon économique et sûre, quelles que soient les conditions météorologiques. Des observations au radar ont en effet montré que des oiseaux migrateurs dérivés par le vent sont capables de se réorienter en cours de route une fois la zone de turbulence passée et reprendre leur direction d’origine. C’est probablement ce qu’il se passe quand les oiseaux butent sur un front de mistral, fort vent du nord-est, lors de leur migration de retour entre l’Afrique et les côtes méditerranéennes françaises au printemps. Les oiseaux peuvent également utiliser le vent lors de leur migration comme le prouve les migrations massives observées quand les conditions de vent sont favorables.

2.5 Se positionner par rapport au temps et à l’espace

Des études détaillées menées sur l’un des grands migrateurs transsahariens de l’avifaune européenne, la fauvette des jardins, ont montré que deux programmes génétiquement intégrés sont étroitement combinés :

  • un programme temporel qui garantit l’orientation appropriée pendant une durée déterminée du voyage migratoire ;
  • un programme spatial qui garantit la direction appropriée que l’oiseau doit suivre, direction qui peut changer en cours de route.

Figure 12. Changement de direction des migrateurs (ici Pouillot fitis Phylloscopus trochilus) au niveau de l’Europe. [Source : schéma de l’auteur]
Une belle démonstration de l’existence de ces deux programmes est donnée par le système des migrations entre l’Eurasie et l’Afrique. L’Eurasie est habitée par quelque cinq milliards d’oiseaux dont plus du tiers est constitué de migrateurs transsahariens. C’est ainsi par exemple que les populations du minuscule pouillot fitis Phylloscopus trochilus (moins de 10 g) qui nichent dans toute l’Eurasie jusqu’aux confins de la taïga sibérienne auront à suivre une direction orientée du nord-est au sud-ouest sur quelque 9000 km pour rallier la péninsule européenne. Puis, ils devront subitement changer de direction quand ils arriveront aux confins de l’Europe occidentale, dans la péninsule ibérique, pour prendre une direction nord-sud et rallier l’Afrique (Figure 12). Ce brusque changement de direction a été expérimentalement démontré dans des cages d’orientation où des fauvettes des jardins, dont le système de migrations est identique à celui des pouillots fitis, prirent une orientation nord-est – sud-ouest pendant la première partie de la période migratoire, puis prirent « automatiquement » et subitement une direction nord-sud pour aborder la seconde partie de leur voyage. La preuve fut donc apportée par le comportement de ces fauvettes maintenues en captivité en Europe centrale, où eurent lieu ces expériences, que les vecteurs de direction et leur changement au terme d’une temps prédéterminé constituent un « préprogramme » génétiquement inscrit dans la mémoire interne de l’oiseau.

3. Mise à profit par les humains des facultés d’orientation des oiseaux

Figure 13. Monument au Pigeon-Soldat commémorant le rôle joué durant la Première Guerre mondiale par les colombophiles belges et leurs pigeons-voyageurs. [Source : photo © EmDee, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons]
Les capacités d’orientation des oiseaux sur de longues distances furent valorisées par les humains depuis des temps immémoriaux puisqu’on sait que des « pigeons postiers » furent utilisés dès l’Egypte ancienne. Plus près de nous, l’engouement pour les pigeons voyageurs au 19e siècle a donné lieu à des concours dans de nombreux pays, notamment Etats-Unis. Mais c’est surtout pendant les deux grandes guerres du 20e siècle, notamment la Première Guerre mondiale, que les pigeons furent mis à contribution comme porteurs de messages. C’est au point qu’un monument au « pigeon-soldat » fut érigé à Bruxelles pour commémorer le rôle éminent joué par ces oiseaux (Figure 13).

4. Messages à retenir

L’oiseau migrateur dispose d’un modèle navigationnel comportant une série de mécanismes génétiquement déterminés selon un ordre séquentiel rigide et stéréotypé.

  • Ces mécanismes reposent d’abord sur l’existence d’une carte mentale illustrant le voyage à réaliser.
  • Le processus d’orientation proprement dit repose sur l’existence de compas qui définissent la direction à prendre par rapport à des repères astronomiques, les astres diurnes (le soleil) ou nocturnes (lune, constellations stellaires).
  • A ces repères s’ajoute l’existence d’un compas magnétique qui est mis en œuvre en complément des autres ou en exclusivité quand les autres sont inutilisables (migration nocturne par temps couvert).
  • La démonstration des composantes de ce modèle nécessite la mise en œuvre d’expériences réalisées dans des cages d’orientation.
  • Les oiseaux migrateurs savent interpréter l’information fournie par le vent comme le prouve le fait que la migration est particulièrement massive quand les conditions de vent sont favorables.
  • Les différents systèmes d’orientation fonctionnent en synergie les uns avec les autres
  • Les différentes étapes du processus migratoire procèdent d’un programme temporel circannuel, sorte d’horloge interne génétiquement configurée, qui « dicte » en temps voulu aux oiseaux ce qu’ils doivent faire à chacune des grandes étapes du cycle annuel, reproduction, mue, départ en migration etc.

    Notes et références

    Image de couverture. Vol de grues cendrées en migration [Source : Photo © J. Blondel]

[1] Kramer, G. 1952. Experiments on bird orientation. Ibis 94, 265-285.

[2] Toutes ces expériences de laboratoire ont été menées selon les règles de la démarche expérimentale qui veulent que les mouvements des oiseaux expérimentaux soient comparés à ceux d’oiseaux « contrôles » non soumis aux tests.

[3] La zugunruhe, appelée aussi « agitation migratoire », est une sensation d’anxiété qui apparaît chez les animaux migrateurs, notamment les oiseaux. Même quand ils sont enfermés sans voir le ciel, ces derniers présentent ce comportement durant les saisons où leur migration devrait se produire.

[4] Sauer, F. 1957. Die Sternenorientierung nächlich ziehender Grasmücken (Sylvia atricapilla, borin und curruca). Z. Tierpsychol.14, 29-70.

[5] Lohmann, K.J., Goforth, K.M., Mackiewicz, A.G. et al. Magnetic maps in animal navigation. J Comp Physiol A 208, 41–67 (2022). https://doi.org/10.1007/s00359-021-01529-8

[6] Wiltschko, R. & Wiltschko, W. 1972. The magnetic compass of European robins Erithacus rubecula. Science 176, 62-64.

 


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Pour citer cet article : BLONDEL Jacques (28 octobre 2024), L’orientation chez les oiseaux migrateurs, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 21 novembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/lorientation-chez-les-oiseaux-migrateurs/.

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