Les premiers écosystèmes complexes
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Les écosystèmes actuels sont étonnants par la complexité des liens d’interdépendance entre les organismes qui les constituent. Énergie et biomasse circulent à travers des réseaux trophiques qui unissent bactéries, organismes unicellulaires, et animaux de nature et de taille extrêmement variées. La stabilité de ces systèmes biologiques repose sur des équilibres dynamiques cependant très sensibles aux facteurs environnementaux et anthropiques. Pendant plus de trois milliards d’années, les écosystèmes marins ont été dominés par des organismes microbiens (bactéries, archées) ou eucaryotes unicellulaires. Ces organismes ont certes joué un rôle clé dans les cycles biogéochimiques du carbone ou de l’azote et dans l’élévation du niveau d’oxygène sur notre planète mais ils n’ont jamais constitué de réseaux trophiques complexes tels que nous les connaissons dans la nature actuelle. Il y a un peu plus de 500 millions d’années, l’apparition d’organismes pluricellulaires et macroscopiques à la fin du Précambrien puis l’avènement du règne animal au cours de la transition Précambrien-Paléozoïque vont révolutionner le monde marin et son mode de fonctionnement.
1. L’énigmatique écosystème marin de l’Ediacarien

Présents dans de nombreux sites fossilifères au Canada (ex : Mistaken Point), en Australie (ex : Ediacara), en Namibie et dans le nord de la Russie (ex : Mer Blanche), ces organismes énigmatiques ont colonisé en abondance les fonds marins à des profondeurs variables entre 575 et 542 millions d’années, un intervalle géologique correspondant à la fin de l’Ediacarien. Les empreintes de leurs corps mous, molletonnés et flexibles, sans aucun équivalent dans la nature actuelle, ont été conservées grâce au dépôt instantané de sédiments sableux ou de cendres volcaniques.
Parmi les plus typiques, les rangeomorphes [1] se caractérisent par une fronde ondulante et une tige solidement ancrée sur le fond. Ces organismes fixés, uniques par leur structure modulaire et fractale, n’atteignent toutefois pas la complexité anatomique des premiers animaux du Cambrien. Apparemment dépourvus de bouche, de système digestif et d’organes internes complexes, on pense qu’ils extrayaient leur nourriture par absorption directe du carbone organique dissous (osmotrophie) grâce à leur très grande surface d’échange avec le milieu.
A l’Ediacarien, l’interface eau-sédiment du fond des océans était également occupée par des éponges et de nombreux organismes aplatis évoquant parfois la symétrie bilatérale de certains mollusques et arthropodes actuels (Figure 1). Les traces produites par certains d’entre eux tels que Kimberella, Dickinsonia et Yorgia indiquent qu’ils se déplaçaient et consommaient les films bactériens qui tapissaient alors l’ensemble des fonds marins, sans doute par digestion externe le long de leur surface ventrale comme chez les placozoaires actuels. Les organismes de l’Ediacarien, dans leur immense majorité, semblent appartenir à des lignées évolutives apparues avant celles des animaux au sens strict (Eumétazoaires).
L’écosystème marin de cette époque était essentiellement dominé par des tapis microbiens et des organismes pluricellulaires osmotrophes (ex : rangeomorphes), microphages (ex : éponges via leur système filtreur et leurs cellules flagellées) ou utilisant la digestion externe de contact. Ces stratégies alimentaires étaient parfaitement adaptées aux ressources disponibles dans le milieu marin à la fin du Précambrien, à savoir un flux abondant de matière organique dissoute et des tapis microbiens omniprésents à l’interface eau-sédiment. L’extinction des organismes édiacariens au passage Précambrien-Cambrien ne serait pas due à un bouleversement environnemental planétaire comme la plupart des grandes crises biologiques mais plutôt à la destruction de leur biotope par les tout premiers animaux fouisseurs (bioturbation). Entièrement dépourvus de défense, ces organismes n’auraient par ailleurs pas survécu aux premiers prédateurs.
2. Les premières communautés animales : prototype des écosystèmes modernes
Par définition, l’Explosion Cambrienne désigne l’apparition relativement brusque dans le registre fossile, d’organismes à la fois nouveaux et complexes, parmi lesquels on reconnait avec certitude les lointains ancêtres des principaux groupes animaux actuels (ex : arthropodes, vers, mollusques, chordés ; Figure 2). Plusieurs gisements à préservation exceptionnelle (appelés Lagerstätten) comme ceux de Chengjiang (Chine ; env. 520 Ma), des Schistes de Burgess (Canada ; env. 505 Ma), de Sirius Passet (Groenland) et de Emu Bay (Australie) révèlent ainsi l’existence des premières communautés animales marines. Grâce à des capacités motrices et sensorielles déjà développées (ex : système nerveux céphalique parfois fossilisé) ces animaux du début du Cambrien pouvaient se déplacer activement dans leur milieu et exploiter pour la première fois une multitude de niches écologiques. Cette dynamique marque une différence fondamentale avec la vie marine essentiellement fixée de l’Ediacarien et un tournant irréversible dans l’évolution des écosystèmes.



– cnidaires,
– cténophores,
– chaetognates,
– mollusques et arthropodes primitifs (ex : Isoxys).
L’étude comparée de ces fossiles et de leurs descendants actuels (Figure 4) suggère que les espèces interagissaient au sein d’une chaîne alimentaire primitive [3], [4], [5], [6], [7], [8], [9], [10], [11]. L’espèce Timisiocaris du Cambrien inférieur du Groenland est un bon exemple de ces nouvelles relations trophiques. Proche cousin du prédateur emblématique Anomalocaris, ses grands appendices étaient munis de peignes et de soies filtreuses lui permettant de capturer le zooplancton vivant en suspension dans la colonne d’eau. Des micro fossiles attestent de la présence de ce zooplancton consommateur d’algues eucaryotes et de bactéries.
La vie marine cambrienne se concentre toutefois à l’interface eau-sédiment, les éponges représentant une composante majeure de la faune sessile. Les arthropodes sont de loin les organismes épibenthiques les plus abondants et les plus diversifiés dans tous les gisements à préservation exceptionnelle (Figure 2). Leur plan d’organisation externe (segments, appendices) et interne (système nerveux) suggère, pour certains d’entre eux, des relations de parenté avec les crustacés et les chélicérates actuels.
D’autres appartiennent à des groupes aujourd’hui éteints. Leur exosquelette articulé et multi-segmenté a probablement favorisé l’acquisition de nombreuses fonctionnalités et spécialisations. Des appendices préhensiles et masticateurs permettent aux arthropodes cambriens de capturer des proies et de réduire les particules alimentaires. La macrophagie fait son apparition au Cambrien chez de nombreux animaux prédateurs ou se nourrissant de cadavres (nécrophages). Par exemple, l’arthropode Sidneyia des Schistes de Burgess capturait, broyait et consommait de petits trilobites comme l’indiquent ses appendices et ses contenus stomacaux (Figure 2).
D’autres innovations contribuent aux grands changements qui s’opèrent au sein de la chaîne alimentaire. Des glandes digestives augmentent l’efficacité de la dégradation enzymatique de la nourriture favorisant ainsi la macrophagie chez de nombreux arthropodes cambriens. La vision a également révolutionné les interactions entre les organismes marins dès le début du Cambrien. Ainsi, des yeux composés de grande taille constitués de milliers de facettes permettaient au super-prédateur Anomalocaris de repérer et traquer ses proies. Il ne fait aucun doute que la vision, largement répandue chez les arthropodes cambriens, a considérablement modifié les relations proies-prédateurs et introduit de nouvelles pressions de sélection au sein de l’écosystème, entrainant de multiples réponses adaptatives.

Références et notes
Photo de couverture : La vie dans la mer d’Ediacara © Ryan Somma [CC BY-SA 2.0], via Wikimedia Commons
[1] Narbonne G.M., Laflamme M., Greentre C. & Trusler P. (2009) Reconstructing a lost world: Ediacaran rangeomorphs from Spaniard’s Bay, Newfoundland. Journal of Paleontology 83, 503-528.
[2] Fedonkin M.A., Gehling J.G., Grey K., Narbonne G. & Vickers-Rich P. (2007) The Rise of Animals. The Johns Hopkins University Press, Baltimore. 325 pp.
[3] Briggs D.E.G. (2015) The Cambrian Explosion. Current Biology 25, R864-R868
[4] Caron J.-B., Scheltema A., Schander C. & Rudkin D. (2006) A soft-bodied mollusc with radula from the Middle Cambrian Burgess Shale. Nature 442, 159-163.
[5] Caron J.-B., Conway Morris S. & Cameron C.B. (2013) Tubicolous enteropneusts from the Cambrian period. Nature 495, 503-506.
[6] Daley et al. (2009) The Burgess Shale anomalocaridid Hurdia and its significance for early euarthropod evolution. Science 323, 1597-1600.
[7] Hou X.-G., Aldridge R.J., Bergström J., Siveter David J., Siveter Derek J. & Feng X.-H. (2004) The Cambrian Fossils of Chengjiang, China. Blackwell Publishing. 233 pp.
[8] Smith M.R. & Caron J.-B.(2010) Primitive soft-bodied cephalopods from the Cambrian. Nature 465, 469-472.
[9] Vannier J., Steiner M., Renvoisé E., Hu S.-X. & Casanova J.-P. (2007) Early Cambrian origin of modern food webs: evidence from predator arrow worms. Proceedings of the Royal Society London B 274, 627-633.
[10] Vannier J., Garcia-Bellido D.C., Hu S.-X. & Chen A.L. (2009) Arthropod visual predators in the early pelagic ecosystems: evidence from the Burgess Shale and Chengjiang biota. Proceedings of the Royal Society London B 276, 2567-2574.
[11] Vinther J., Stein M., Longrich N.R. & Harper D.A.T. (2014) A suspension-feeding anomalocarid from the Early Cambrian. Nature 507, 496-500.
[12] Bambach R.K, Bush A.M. & Erwin D.H. (2007) Autecology and the filling of ecospace: key metazoan radiations. Palaeontology 50, 1-22.
[13] Erwin D.H. & Valentine J.W. (2013) The Cambrian Explosion: the construction of animal biodiversity. Roberts & Company Publishers. 406 pp.
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Pour citer cet article : VANNIER Jean (14 avril 2022), Les premiers écosystèmes complexes, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 31 mars 2025 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/premiers-ecosystemes-complexes/.
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