Qu’est-ce que la nature ?
PDFLa nature est une notion courante, que tout le monde maîtrise tant qu’on ne demande pas de la définir. C’est normal : aucune définition consensuelle n’en existe, et ce terme est rejeté par la plupart des disciplines académiques, autant en sciences qu’en humanités. Pourtant, il demeure, et mieux : il est éminemment politique – et encore plus à l’heure où l’idée de « protéger la nature » se fait pressante. Dans cet article, nous tentons d’en dévoiler les mystères, retraçant son origine, son évolution et la succession d’enjeux dans lesquels il s’est retrouvé en position centrale. Le but est de dégager les différentes réalités qu’il embrasse, et les modalités particulières de notre rapport à celles-ci à l’ère des crises globales.
- 1. Comment définir la « nature » ?
- 2. Histoire d’un mot mystérieux
- 3. Diversité des usages du mot
- 4. Que protéger ?
- 4.1. Protéger la nature comme ensemble de ressources
- 4.2. Protéger la nature comme cadre de vie
- 4.3. Protéger la nature comme ensemble de paysages et monuments
- 4.4. Protéger la nature comme ensemble d’écosystèmes
- 4.5. Protéger la nature comme ensemble de conditions favorables à la vie telle que nous la connaissons
- 5. Messages à retenir
1. Comment définir la « nature » ?
Peu d’encyclopédies possèdent un article « nature ». Celle de Diderot et d’Alembert, en 1751, se méfiait déjà de « ce terme assez vague, souvent employé, mais bien peu défini, dont les philosophes n’abusent que trop », et Buffon, qui était chargé de la rédiger, abandonna bien vite le projet. Il fut remplacé en urgence par d’Alembert et de Jaucourt, qui se contentèrent de fournir un timide catalogue de « ses différents sens [qui] sont en si grand nombre, qu’un auteur en compte jusqu’à 14 ou 15 », article essentiellement constitué de renvois vers des termes jugés plus satisfaisants quoique hétéroclites, comme « Système du monde », « Cause », « Essence », « Providence » et même « Dieu » (Figure 1).
Aujourd’hui encore, les encyclopédies spécialisées semblent éviter consciencieusement le concept de « nature » : c’est par exemple le cas notable de l’Oxford Dictionary of Science (2005), mais aussi de l’Encyclopedia of environmental ethics and philosophy (2008). Le Dictionnaire Encyclopédique de l’écologie et des sciences de l’environnement lui accorde trois lignes qui ne disent pas grand-chose, et le Dictionnaire de la pensée écologique (2015) prend pour sa part la précaution de spécifier ses articles (« nature en philosophie », « nature ordinaire »), contournant ainsi soigneusement l’idée de nature dans l’absolu – ce qui n’empêche pourtant pas son emploi dans de nombreux articles. Même constat du côté des philosophes : la nature ne figure pas parmi les « grandes notions de la philosophie » des principaux manuels universitaires, n’a jamais été au programme d’aucun examen ou concours français, et l’un des rares manuels à l’aborder, le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande (régulièrement mis à jour depuis 1902) imite d’Alembert en recommandant aux penseurs rigoureux d’éviter l’usage de ce mot qui peut signifier tout et son contraire. Le terme est en outre ouvertement contourné par de nombreux scientifiques, qui lui préfèrent des hyponymes mieux définis et surtout mesurables – car à l’âge moderne il n’est plus de science sans mesure –, comme « biosphère », « biodiversité », « biocénose », « écosystèmes » et autres « physicalités » chez les anthropologues.
Ainsi, la « nature » est essentiellement demeuré un terme « vulgaire » dans les langues européennes, et n’a presque jamais fait l’objet d’une théorisation académique avancée, mis à part dans l’expression « nature humaine », qui eut son heure de gloire au XVIIIe siècle sous l’impulsion de David Hume ou Jean-Jacques Rousseau [1] (Figure 2).
Pourtant, la crise écologique a remis l’idée de nature sur le devant de la scène, et le mot est aujourd’hui partout : cela montre bien qu’il ne veut peut-être pas « rien dire », et qu’il n’est pas réellement substituable non plus. A l’heure où on dit la nature « en crise », ou chacun voudrait la « protéger » voire la « changer », il est plus que jamais impératif d’avoir une idée claire de ce concept et de ses ramifications, ce que se propose de faire cet article [2].
2. Histoire d’un mot mystérieux
L’étymologie est souvent un excellent moyen d’éclairer toute la profondeur d’un terme ; celui de « nature » échappe pourtant en bonne part à cette approche. Le mot est formé à partir du verbe latin nascor, qui signifie « naître », ici dans une forme verbale appelée supin, forme qui peut servir à construire le participe futur (ce qui ne semble pas être le cas ici, on n’en connaît en tout cas pas d’usage dans ce sens) ou, comme les autres mots français en –ure (culture, température, ossature) désigne une manière d’être. Ce serait donc, étymologiquement, la manière dont on est né, une sorte de caractère primordial – ce qui exclut alors tout usage absolu (effectivement absents pendant toute la période pré-classique). A la période classique, où les jeunes Romains de bonne famille vont parfaire leur éducation intellectuelle en Grèce, ce mot est choisi pour traduire le grec phusis, et va en fait se calquer sur son emploi. Or, la phusis est l’un des concepts les plus complexes de la philosophie grecque, à la fois omniprésent (presque tous les grands ouvrages des philosophes présocratiques sont titrés Peri phuseos, ce concept apparaissant comme l’objet de toute entreprise scientifique ou philosophique), mais avec un sens et un usage qui varient énormément d’un auteur à l’autre, ou plus précisément d’une école philosophique à l’autre. A la fin de l’apogée de la Grèce, Aristote tente un catalogue de ces sens, et en énumère quatre principaux [3] :
- génération de ce qui croît ;
- élément premier immanent d’où procède ce qui croît ;
- principe du mouvement premier pour tout être naturel ;
- et fond premier dont est fait ou provient quelque objet artificiel.
On pourrait schématiser ces quatre définitions par : croissance, principe, puissance et substance. Nous voilà donc en pleine physique – terme d’ailleurs inventé à l’occasion –, et encore bien loin de la biologie et de l’environnement. La nature gréco-romaine ne désigne donc pas encore un ensemble d’objets mais bien des dynamiques qui animent la matière, qu’elle soit vivante ou non (le terme est d’ailleurs peu usité dans les ouvrages de biologie du Philosophe).
C’est en fait la christianisation de l’Europe qui va bouleverser le sens du mot natura. En effet, dans la cosmologie chrétienne (Figure 3), toute dynamique ne peut provenir que de Dieu : c’est lui et lui seul qui crée le monde et l’anime, il est au-delà de la nature et rien n’est au-delà de lui – alors que chez les Grecs, les dieux étaient soumis à la nature, ils étaient encore, à leur manière, des animaux, animés de pulsions, de passions et de besoins. L’ensemble du réel n’est plus, chez les monothéistes abrahamiques, qu’une création, un ensemble d’objets passifs conçus et disposés par le démiurge, et dont seul émerge l’Homme, qui à la fois fait partie de cette création mais est appelé à la transcender. Cette hiérarchie est une idée extrêmement originale, qui ne semble présente dans aucun autre grand bassin civilisationnel : l’Homme n’est alors plus tout à fait une partie de la nature, et toute la valeur de son existence réside en fait au-delà de la nature, dans le Royaume de Dieu. Il n’existe plus dès lors que natura naturans, le principe créateur qui est un simple synonyme de Dieu, et natura naturata, qui est sa création – sachant que le bon chrétien se doit de mépriser les choses terrestres [4], puisque c’est par l’ascèse qu’on s’élève vers Dieu. Le mot même de nature va donc se raréfier au Moyen-âge, revenant essentiellement à son usage étymologique.
Ce n’est qu’à la Renaissance que la nature fait son grand retour dans le paysage intellectuel européen, suite à la redécouverte des textes antiques, mais sans réelle théorisation de son sens : la nature est alors vue soit comme l’ensemble de la création (incluant l’Homme ou pas), l’ensemble des forces physiques qui règlent le monde (« lois naturelles »), ou même une sorte de puissance abstraite du réel, parfois allégorisée en « Nature » avec majuscule, sorte d’émissaire terrestre de la volonté divine, voire de pendant féminin et bienveillant du Père tout-puissant (la nature était déjà allégorisée à la fin de l’Antiquité sous la figure maternelle d’Isis, qui sera plus tard laïcisée dans l’idée de « mère Nature » [5]) (Figure 4). Le fait que Platon, méta-physicien par excellence, ne semble pas s’être intéressé à ce concept trop bassement terrestre, alors que les philosophes l’érigèrent progressivement pendant l’âge classique en arbitre en chef de ce qui est ou n’est pas un concept philosophique, a sans doute participé par la suite à le faire négliger par l’essentiel de la tradition académique européenne, et ce jusqu’à nos jours.
3. Diversité des usages du mot
Malgré ce désamour du monde académique, « nature » demeure le 419e mot le plus utilisé de la langue française sur les 60 000 que recensent les dictionnaires usuels. Il a subi plusieurs effets de mode ponctuels, autant à la période romantique qu’avec la révolution culturelle des années 1960-70, notamment grâce à son caractère fondamentalement subversif puisque l’opposition entre « nature » et « culture » en fait le recours parfait dès lors qu’il s’agit de contester l’ordre établi (« retour à la nature ») – et cela alors même que « ordre établi » est précisément l’un des sens de « nature » [6]…
Une étude publiée en 2020 [7] s’est efforcée de faire une revue des sens et usages du mot « nature », sur la base d’une recension des dictionnaires, dont certains comptent jusqu’à plus de 20 définitions différentes et souvent contradictoires. Toutes ces ramifications semblent ainsi pouvoir se résumer à quatre grandes idées :
- L’ensemble de la réalité matérielle qui ne résulte pas de la volonté humaine (s’opposant à l’artifice, l’intention et la culture) ;
- L’ensemble de l’univers en tant que lieu, source et résultat des phénomènes matériels, dont l’Homme ou du moins son corps (s’opposant au surnaturel, au métaphysique ou à l’irréel) ;
- La force au principe de la vie et du changement (s’opposant à l’inertie, à la fixité et à l’entropie [8]) ;
- L’essence, l’ensemble des propriétés physiques spécifiques et des qualités d’un objet, vivant ou inerte (s’opposant à la dénaturation).
Ces quatre définitions apparaissent extrêmement hétérogènes à maints égards : certaines incluent les humains tandis que d’autres les excluent explicitement, et certaines désignent des objets et d’autres, des phénomènes ou caractères abstraits. Elles peuvent donc fonder des « conservations de la nature » radicalement différentes voire contradictoires, et même, pour la seconde, rendre une telle idée absurde : nous avons regroupé dans la Table 1 ces définitions, et ce qu’elles pourraient représenter en termes de conservation.
4. Que protéger ?
On l’a vu, la nature est multiple : il en découle que sa protection est elle aussi traversée par plusieurs courants, qui se sont additionnés plutôt que succédés au cours des temps, au rythme de l’émergence d’enjeux nouveaux.
4.1. Protéger la nature comme ensemble de ressources
Historiquement, les sociétés humaines ont d’abord protégé des « ressources » naturelles (bois, gibier, animaux « utiles »…) [9], la « nature » elle-même représentant une instance trop abstraite et trop massive pour faire l’objet d’une action humaine directe. Dès le néolithique, les groupes humains sédentaires se mettent donc à épargner une partie de leurs ressources pour en assurer la reproduction et la permanence. Cette gestion sera plus tard confiée à des corporations spécialisées, comme en France l’administration des Eaux & Forêts, créée par Philippe le Bel en 1291, avant d’être modernisée par Colbert en 1669. En Amérique, c’est Gifford Pinchot (formé à l’école de Nancy) qui fut le grand protecteur des ressources naturelles à la fin du XIXe siècle, face à l’appétit de plus en plus féroce des exploitants (Figure 5).
4.2. Protéger la nature comme cadre de vie
Avec la sédentarisation, ont aussi rapidement émergé les idées de salubrité et de sécurité. Les implantations humaines attirent en effet tout un cortège d’espèces commensales ou parasitiques pas toujours désirables, autant animales que végétales, et même bactériennes. L’aménagement du cadre de vie s’est donc rapidement imposé comme une nécessité pour toutes les sociétés humaines, passant notamment par l’extirpation d’un certain nombre d’animaux déclarés indésirables, souvent au moyen de prédateurs domestiqués exogènes (chiens, chats, mustélidés, poules…), puis de pesticides. Cet aménagement s’est aussi accompagné d’une anthropisation du paysage, passant tout d’abord par l’aménagement morphologique (canaux, terrasses, aplanissement) et végétal (arbres fruitiers, d’ornement, haies). Ce nouveau cadre de vie, confortable, s’est donc imposé comme un standard de ce que doit être la nature, mais une nature ici cultivée et apprivoisée, et radicalement opposée à la nature sauvage, réputée hostile et dangereuse. Cette nature-là est donc résolument un socio-écosystème, une nature pensée comme cadre et environnement des activités humaines, et se pense en bonne partie contre d’autres conceptions de la nature. C’est cet idéal que les pastorales latines nommaient locus amoenus, un jardin naturel (Figure 6). Cet idéal se retrouve donc bien sûr aussi dans les différentes traditions du jardin, du paysagisme et de l’aménagement urbain, en particulier au XIXe siècle avec la mode des parcs urbains (Hyde Parc est fondé en 1820, le Bois de Boulogne en 1852, Central Park en 1869). S’agissant d’un idéal, c’est donc la 4e définition de la nature qui est mobilisée, celle d’état archétypal normatif.
La protection de cette nature-cadre agréable et esthétique est connue sous le nom particulier d’environnementalisme, terme qui contient très bien sa dimension anthropocentrique, et qu’il convient de distinguer de l’écologisme. Il s’agit en fait avant tout d’une protection des humains, tout d’abord contre la nature sauvage puis rapidement contre les nuisances humaines elles-mêmes : c’est à ce titre qu’apparaissent diverses régulations de ces nuisances, qu’il s’agisse de la création d’égouts et de latrines dès l’Antiquité, puis surtout de mesures plus importantes avec la Révolution Industrielle (Figure 7). On peut citer par exemple en France le Décret impérial du 15 octobre 1810 relatif « aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode », et en Angleterre la création en 1815 de la Commons Open Spaces & Footpaths preservation society. Une grande partie des législations environnementales modernes entrent dans ce cadre, et protègent une « nature » bien spécifique, qui est la nature domestiquée – et n’en est pas forcément moins légitime pour autant.
4.3. Protéger la nature comme ensemble de paysages et monuments
L’idée de nature a connu une révolution au XVIIIe siècle : les occidentaux terminent alors de cartographier l’ensemble de la planète, qui semble d’un coup étonnamment petite. En même temps, les explorateurs donnent une idée de la répartition spatiale des différentes espèces, ce qui permet de comprendre que certaines d’entre elles ont bel et bien irrémédiablement disparu, alors qu’on pouvait jusque-là toujours leur imaginer des poches résiduelles (y compris pour les espèces fossiles, Figure 8). On prend donc conscience que Dieu ne semble pas « re-créer » ses créations si l’Homme les détruit, et le rapport à la nature change alors brutalement avec la première génération romantique : la nature passe alors de mystérieuse mère d’abondance infinie à fragile cadre de la violente histoire humaine.
C’est donc au XIXe siècle et sous l’effet de la révolution industrielle que germe progressivement en Occident l’idée qu’il faut « protéger la nature » – et ce sont cette fois-ci surtout des artistes, intellectuels et écrivains qui vont contribuer à ce mouvement, comme Charles Beauquier en France ou John Muir aux États-Unis. C’est encore essentiellement la quatrième définition qui va être utilisée : la protection porte sur l’état archétypal d’un site, que l’on va tenter de préserver tel quel et patrimonialiser comme un monument, sous diverses appellations administratives (parc national, monument naturel, site classé…). Ce sont donc principalement des paysages spectaculaires et des curiosités biologiques ou géologiques qui sont protégés à cette époque, des geysers de Yellowstone (Figure 9) aux réserves de chasse coloniales, en passant par la forêt de Fontainebleau, dont les peintres naturalistes de l’école de Barbizon obtiennent la protection en 1861 au titre de « série artistique », puisque c’était le dernier endroit autour de Paris où l’on pouvait encore admirer de très vieux arbres. Cette « nature » est donc essentiellement un cadre paysager que l’on va protéger, mais cette fois-ci non plus pour un usage direct comme cadre de vie, mais pour un usage esthétique et intellectuel plus rare. On trouve aussi l’idée que ces lieux doivent être mis à l’abri des souillures de la civilisation, rejoignant pour l’occasion la première définition, qui va être portée à l’extrême en Amérique, où la wilderness sera vue comme une image du paradis précisément parce qu’elle est demeurée telle que l’a créé Dieu, et non dégradée par l’activité corruptrice des Hommes [10]. La naissance à la même époque des courants nationalistes va ancrer cette protection du patrimoine naturel dans une approche identitaire particulièrement marquée [11].
4.4. Protéger la nature comme ensemble d’écosystèmes
Il faut attendre l’apparition du concept d’écosystème en 1935 pour renouveler la vision de la « nature » comme objet scientifique tout d’abord, puis comme objet de conservation. Alors que la tradition conservationniste était résolument fixiste et s’attachait à des objets inertes ou peu changeants (en tout cas traités comme tels), une vision plus dynamique de la nature va se développer sous l’impulsion de Darwin, et redorer le blason de la troisième définition que nous en avons donné. Une des figures tutélaires de cette transition est le célèbre forestier américain Aldo Leopold, auteur d’un ouvrage posthume (Almanach d’un Comté des Sables, 1949) considéré comme la « bible » de l’écologisme américain (Figure 10). Si le terme d’écosystème est encore peu familier à Leopold, celui-ci enjoint néanmoins à conserver activement des « communautés biotiques », ce qu’on renommera plus tard (en 1992) « biodiversité ». Leopold contribua à créer des réserves forestières sans exploitation, protégées non pas pour des raisons esthétiques ou touristiques mais clairement biologiques et écologiques, contrastant avec les parcs nationaux qui étaient jusque-là presque tous situés en zone aride ou montagnarde.
Cette protection de la nature vue comme un ensemble d’écosystèmes se fonde donc cette fois-ci sur des critères essentiellement scientifiques, tels que la biodiversité, l’endémisme et les fonctionnalités écologiques – c’est l’apparition de la nature ordinaire en conservation, puisque les grandes fonctions dépendent notamment des espèces qui ont les effectifs les plus importants [12]. Des notions abstraites vont aussi intervenir, de fonctions biologiques, de flux de matière (eau, carbone, azote) et d’énergie, et leur importance pour les sociétés humaines sera incarnée en 2005 par la notion de « services écosystémiques », popularisé par le rapport du Millenium Ecosystems Assessment commandé par l’ONU en 2000 [13]. La nature n’est donc plus inerte et passive, et devient une plate-forme d’échanges entre des communautés biotiques, dont l’humanité est un acteur parmi d’autres, puissant mais aussi fragile et dépendant.
4.5. Protéger la nature comme ensemble de conditions favorables à la vie telle que nous la connaissons
L’échelle change alors radicalement à la fin du XXe siècle : il s’agit à présent de protéger non plus des objets mais des phénomènes, à une échelle toujours grandissante, et pour finir planétaire. L’idée même de réserve trouve ici ses limites, puisque ces flux et phénomènes les débordent largement, et c’est donc toute l’organisation des sociétés humaines qui est à revoir, car cette protection-là ne peut plus se contenter d’une poignée de zones désertiques ou montagneuses sanctuarisées parce que de toute façon improductives. Le climat, la circulation de l’eau, l’équilibre de la biodiversité dépendent en effet moins du parc de Yellowstone ou de la Monument Valley que de l’usage des sols fertiles des grandes plaines fluviales où se concentrent précisément toutes les activités humaines, et la séparation étanche de la nature et des humains apparaît bien illusoire [14] (Figure 11).
Le nouvel enjeu de la conservation de la nature au XXIe siècle sera donc de protéger la nature au cœur même des espaces anthropisés, qui dominent désormais largement la planète et surtout les flux de matière qui la parcourent – c’est ce que certains appellent l’« anthropocène » [15]. Outre la protection attentive des derniers écosystèmes encore non exploités, cette nouvelle conservation de la nature doit aussi s’intéresser à des socio-écosystèmes, habités par une grande diversité d’agents humains, non-humains, vivants et non-vivants, qui entretiennent tous des relations complexes (lire : La biodiversité n’est pas un luxe, mais une nécessité). Une des approches cherchant à penser cette nouvelle nature est baptisée « écologie de la réconciliation » [16], qui vise à rendre les espaces anthropisés favorables à la biodiversité, par toute une série de techniques et d’aménagements. L’agriculture doit également être repensée pour ne plus former des déserts monospécifiques saturés d’agents toxiques, mais héberger une biodiversité qui entretient la qualité des sols, la santé des plantations et celle des êtres qui y vivent [17].
Outre le défi technique et administratif, c’est donc à une véritable révolution philosophique que nous assistons : la nature n’est plus un « en-dehors » de l’Homme, et les frontières s’estompent entre l’attention portée à la nature et aux populations humaines, jusqu’ici strictement séparées en Occident entre sciences de la matière et sciences humaines. Ce bouleversement épistémologique s’accompagne donc logiquement d’une nouvelle production philosophique, marquée en France par des auteurs comme l’anthropologue Philippe Descola, le sociologue Bruno Latour, la philosophe Catherine Larrère, l’historien Jean-Baptiste Fressoz ou encore le politologue Dominique Bourg, regroupés sous l’étiquette d’« humanités environnementales ».
5. Messages à retenir
- Le concept de « nature» est particulièrement complexe à appréhender, et a énormément évolué au fil de son histoire. Aujourd’hui encore, on peut en dénombrer quatre définitions principales, extrêmement hétérogènes et volontiers contradictoires ; la nature serait :
- L’ensemble de la réalité matérielle qui ne résulte pas de la volonté humaine (s’opposant à l’artifice, l’intention et la culture)
- L’ensemble de l’univers en tant que lieu, source et résultat des phénomènes matériels, dont l’Homme ou du moins son corps (s’opposant au surnaturel, au métaphysique ou à l’irréel)
- La force au principe de la vie et du changement (s’opposant à l’inertie, à la fixité et à l’entropie)
- L’essence, l’ensemble des propriétés physiques spécifiques et des qualités d’un objet, vivant ou inerte (s’opposant à la dénaturation).
- L’idée de « protéger la nature» varie énormément suivant les référentiels utilisés, et diverses traditions de protection de la nature se sont développées au cours du temps, avec des objets, des techniques, des concepts et des objectifs distincts, et là aussi volontiers contradictoires.
- Le flou même qui entoure l’idée de nature empêche sa récupération par un champ disciplinaire particulier (philosophie, biologie, politique…) et contraint de ce fait les sciences et institutions à se confronter à un mot populaire riche de connotations variées, qui véhiculent autant d’affects sociaux.
- Cette diversité prémunit l’idée de nature d’une technocratisation, en préservant une diversité des choix et opportunités, ouverts au dialogue démocratique.
- On n’a abordé dans cet article que le concept « occidental » de nature, mais ses équivalents (ou absences d’équivalent) dans les autres langues ont fait l’objet d’une étude parue en 2020 [18].
Notes et références
Image de couverture. [Source : Photo © Frédéric Ducarme]
[1] Nous n’aborderons pas ici cet usage, et renvoyons à ce sujet aux travaux de Jean Ehrard, notamment L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris: Albin Michel, 1963, ou à l’opuscule Nature de Franck Burbage dans la collection « corpus » chez Garner Flammarion (2013).
[2] Cet article est très largement inspiré de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue au Muséum National d’Histoire Naturelle en 2016, et de deux publications qui en sont issues :
- Ducarme F, Couvet D. (2020) What does “nature” mean? Nature Humanities and Social Sciences Communications, 6(14):1–8. DOI:10.1057/s41599-020-0390-y
- Ducarme F, Flipo, F., Couvet D. (2020) How the diversity of human concepts of nature affects conservation of biodiversity, Conservation Biology, 34(5), DOI: 10.1111/cobi.13639.
[3] Aristote, Métaphysique, Delta 4, 1014b.
[4] Matthieu 6:19.
[5] Hadot P. Le voile d’Isis. Paris: Gallimard, Folio essais; 2004. 515 p.
[6] Sur les (més)usages de l’idée de nature en contexte moral, l’œuvre de référence est sans doute John Stuart Mill, « On Nature », dans Three Essays on Religion. Londres: Longman Green; 1874.
[7] Ducarme F, Couvet D. (2020) What does “nature” mean? Nature Humanities and Social Sciences Communications, 6(14):1–8. DOI :10.1057/s41599-020-0390-y
[8] Attention, ici la notion d’entropie est prise non pas dans le sens qu’elle a en astrophysique mais dans son sens populaire et à une échelle extrêmement réduite, celle de l’énergie qui tend à se dissiper ou de l’écosystème qui tend à s’appauvrir.
[9] Ducarme F. (2020), « Evolution et transmutations de l’objet ‘nature’ dans l’histoire de sa conservation », colloque De la réserve intégrale à la nature ordinaire, les figures changeantes de la protection de la nature, AHPNE/Archives Nationales, Paris, 29-30 septembre 2020.
[10] Sur le concept de « wilderness », théorisé par Roderick Nash (Nash R., Wilderness and the American Mind. New Haven: Yale University Press; 1967), voir notamment les nombreux travaux de J. Baird Callicott (comme Callicott JB, Nelson MP, eds., The Great New Wilderness Debate. University of Georgia Press; 1998. 697 p.).
[11] Luigi Piccioni (2014), « Les instruments conceptuels de la patrimonialisation du paysage et de la nature dans l’Europe de la Belle Époque », “Projets de paysage”, dossier thématique “Paysage(s) et Patrimoine(s) : connaissance, protection, gestion et valorisation”, https://journals.openedition.org/paysage/11109.
[12] Sur cette expression, voir les travaux de Catherine Larrère ou Rémi Beau, comme Beau R., « Nature ordinaire » dans Bourg D, Papaux A, Dictionnaire de la pensée écologique. Paris: PUF; 2015.
[13] Millenium Ecosystems Assessment. Ecosystems and human well-being. Washington DC: World Resources Institute; 2005.
[14] Phalan B, Onial M, Balmford A, Green RE. Reconciling food production and biodiversity conservation: land sharing and land sparing compared. Science. 2011; 333(September):1289–91.
[15] Lewis SL, Maslin MA. Defining the Anthropocene. Nature, 2015; 519(7542):171–80.
[16] Rosenzweig ML. Win-Win Ecology. How the Earth’s Species Can Survive in the Midst of Human Enterprise. Oxford: Oxford University Press; 2003. Pour un résumé en français, voir Couvet D, Ducarme F. L’écologie de la réconciliation, du défi biologique au défi social. Revue d’Ethnoécologie. 2014;6:13.
[17] Butler SJSJ, Vickery JAJA, Norris K. Farmland biodiversity and the footprint of agriculture. Science, 2007; 315:381–4.
[18] Ducarme, F., Flipo, F. and Couvet, D. (2020), « How the diversity of human concepts of nature affects conservation of biodiversity » Conservation Biology 34:6, doi:10.1111/cobi.13639
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Pour citer cet article : DUCARME Frédéric (18 février 2021), Qu’est-ce que la nature ?, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 30 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/quest-ce-que-la-nature/.
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