De la construction de niche à la destruction d’écosystèmes
PDFDans leur ouvrage « Niche construction » [1] paru en 2003, les écologues F. Odlin-Smee, K. Laland et W. Feldman ont souligné que, par ses multiples activités et interactions avec son environnement physique et biologique, chaque espèce participe non seulement aux modifications de cet environnement mais aussi à l’évolution -et donc à la construction- de sa propre niche écologique. En bref : les impacts à court terme de toute espèce ou population sur son environnement physique et biologique exercent en retour une pression de sélection sur l’adaptation de l’espèce à ces impacts.
Par exemple, lorsqu’il butine une fleur, un papillon en prélève le nectar nutritif (qui ne sera plus disponible pour lui-même ni pour d’autres insectes ce jour-là) et se charge par ailleurs de grains de pollen qu’il peut éventuellement déposer sur le pistil d’une autre fleur de la même espèce, favorisant ainsi sa fécondation : voici deux impacts à court terme de cette activité, sur son habitat et son réseau écologique.
A plus long terme, étant bénéfique tout à la fois aux papillons butineurs et aux plantes butinées, ce comportement exerce une pression de sélection sur l’efficacité de l’interaction, chez les deux parties : sur la production de nectar et la signalisation des fleurs (par des odeurs, formes ou/et couleurs caractéristiques) par les plantes, par exemple, et sur les capacités de localisation (par reconnaissance visuelle ou/et olfactive) des fleurs par les papillons, ainsi que sur l’ajustement morphologique des uns aux autres (coévolution de la trompe des butineurs et de la corolle des fleurs butinées).
Si l’impact à court terme de chaque espèce – et a fortiori, de chaque individu – sur son environnement est généralement modeste et n’affecte qu’un petit nombre d’organismes, certaines espèces dites « structurantes » ou « ingénieures des écosystèmes » ont mis au point au fil des générations des méthodes et techniques – d’alimentation, défense contre les prédateurs ou les intempéries, reproduction, soins aux jeunes, etc. – au fort impact, qui sculptent leurs habitats et affectent l’ensemble des communautés écologiques locales. Quelques exemples plus ou moins près de nous :
- la construction et l’entretien de récifs calcaires par les polypes coralliens (cnidaires), dans les eaux claires et peu profondes des régions tropicales, récifs qui hébergent et nourrissent une multitude d’espèces inféodées à ces habitats.
- l’abattage d’arbres et l’édification de barrages sur les cours d’eau par les castors, qui modifient radicalement les conditions de vie et l’habitat des espèces locales ;
- dans les plaines et vallées non bétonnées, la construction de galeries et le déplacement de matière organique et minéral dans les sols par les lombrics et autres vers de terre, qui transforment (via leur alimentation) les terres compactes et stériles en sols aérés fertiles.
Parmi toutes les espèces « ingénieures des écosystèmes », il en est une qui se distingue par la diversité de ses impacts sur l’environnement [2] , ainsi que par l’accélération et l’ampleur croissante de ces impacts au cours des derniers siècles [3] : la nôtre. Plus exactement, l’expansion démographique et technologique des sociétés dites « modernes » sur l’ensemble des continents et mers du globe s’est traduite par l’augmentation constante de leurs pressions et impacts sur l’ensemble des écosystèmes terrestres et aquatiques, qui sont aujourd’hui massivement transformés, fragmentés, pollués ou détruits [4], avec des risques croissants de basculement à l’échelle globale par dépassement de seuils [5].
De plus, la transformation massive et rapide des écosystèmes s’accompagne d’une homogénéisation des communautés écologiques avec simplification des réseaux écologiques locaux et d’une érosion des espèces animales et végétales à l’échelle mondiale [6],[7],[8],[9], au grand dam non seulement des espèces en déclin mais aussi des peuples humains autochtones et d’une fraction croissante des populations « modernes », consternées par l’ampleur des changements environnementaux, inégalités et risques associés [10].
Notes et références
Image de couverture. Blanchissement d’un corail (acropore), dans un récif corallien, sous l’effet combiné de la pollution chimique, du réchauffement climatique et de la surpêche. [Source : Wikimedia commons, CC BY 3.0]
[1] Odlin-Smee F., K. Laland & W. Feldman, 2003. Niche construction. Ed.
[2] Smith B.D., 2007. The ultimate ecosystem engineers. Science 315:1797-1798.
[3] MEA, 2005. Millenium Ecosystem Assessment …
[4] Rapport IPBES 2019
[5] Steffen W. et al., 2015. Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science 347, 736-746.
[6] Cebello G. et al., 2017. Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines. PNAS
[7] Dirzo R., H.S. Young et al., 2014. Defaunation in the Anthropocene. Science 345, 410-406.
[8] Teyssèdre A., 2004. Vers une sixième grande crise d’extinctions ? In Biodiversité et changements globaux, R. Barbault et B. Chevassus-au-Louis (eds), A. Teyssèdre (coord.), Chapitre II, 24-49.
[9] Teyssèdre A. & A. Robert, 2015. Biodiversité trends are as bad as expected. Biodiversity and Conservation 24 (3):705-706.
[10] Latour B., 2017. Où atterrir ? Paris, La Découverte.