L’origine des couleurs pigmentaires
PDFFlorent FIGON, Maître de conférences, LECA/Inspé de Grenoble, UGA, Grenoble
1. Quand la diversité de couleur des papillons s’explique à l’échelle nanoscopique des électrons et des photons
Toute molécule interagit avec le rayonnement électromagnétique, c’est-à-dire la lumière (qui s’étend des très énergétiques rayons gamma et X aux très faibles énergies des ondes radio). Mais toute molécule n’est pas pour autant colorée car nous ne percevons avec nos yeux que les longueurs d’onde situées dans le visible (entre 400 et 700 nm). Dans le monde vivant, les molécules organiques absorbent ainsi préférentiellement les longueurs d’onde dans l’ultraviolet lointain (entre 100 et 300 nm) et nous apparaissent transparentes pour la grande majorité ; cette propriété générale explique par la même occasion pourquoi les molécules du vivant sont susceptibles d’être dégradées par ces longueurs d’onde relativement énergétiques (pouvant mener dans le cas de l’ADN a des mutations).
Pourtant, les couleurs sont omniprésentes dans le monde tel que nous le percevons (comme en atteste les magnifiques couleurs des papillons dessinées dans la Figure 1), ce qui pose la question de comment certaines molécules sont capables d’absorber à des longueurs d’onde plus élevées (et donc moins énergétiques) que la moyenne.
Ces molécules aux propriétés d’absorption si intrigantes sont appelées pigments [1]. Pour comprendre d’où provient leur originalité, il nous faut expliquer le phénomène d’interaction de la matière avec la lumière dans les longueurs d’onde entre 200 et 1 000 nm (de l’ultraviolet à l’infrarouge proche, en passant par le visible).
2. Entre photons et électrons, un jeu de lumière
La lumière est composée de particules appelées photons qui possèdent une certaine énergie (ce qui définit par la même occasion la longueur d’onde, qui lui est inversement proportionnelle). La matière se compose de molécules, elles-mêmes issues de l’interaction entre des atomes, eux-mêmes composés d’un noyau et d’électrons. Ce sont ces dernières particules chargées négativement qui sont capables d’interagir avec les photons situés dans la gamme de longueurs d’onde qui nous intéresse.
En effet, les électrons possèdent au repos une énergie propre et ils sont capables de passer à un petit nombre de niveaux énergétiques plus élevés si, et seulement si, ils absorbent la quantité d’énergie exactement égale à la différence entre l’énergie de leur état initial et de leur état final. On comprend alors que tous les photons ne peuvent pas exciter n’importe quel électron : un électron ne peut absorber un photon que si ce dernier lui apporte l’énergie non seulement suffisante, mais aussi exacte, pour passer à un état d’énergie supérieur.
Pour faire une analogie, les électrons fonctionnent comme des antennes radio, dont les propriétés ne permettent que d’écouter certaines fréquences car seules une petite partie d’entre elles interagissent avec l’antenne. Dans le cas d’une molécule d’ADN, ses électrons ne peuvent être excités que par des énergies correspondant à des photons situés dans l’ultraviolet. Tout autre photon situé plus loin dans le spectre de la lumière, et notamment le domaine visible, passe au travers de la molécule d’ADN, comme si de rien n’était.
On comprend alors que pour qu’une molécule soit colorée, il faut qu’elle ait des électrons capables soit de partir de niveaux énergétiques plus hauts que la moyenne, soit de passer à des niveaux énergétiques plus bas que la moyenne, puisque les photons du visible transportent moins d’énergie que dans l’ultraviolet. Pourtant, rien ne ressemble plus à un électron qu’un autre électron, et donc pris isolément les électrons des pigments sont les mêmes que ceux de l’ADN. C’est en fait leur environnement chimique qui modifie leurs niveaux énergétiques.
3. Les pigments, des molécules pas tout à fait comme les autres
Lorsqu’on compare les structures de pigments avec d’autres molécules organiques transparentes (Figure 2), il apparait qu’un ensemble de configurations entre les atomes sont responsables des changements de propriétés de leurs électrons (il est important de noter que les paramètres suivants ne sont ni nécessaires, ni exclusifs, ni exhaustifs, ni même suffisants !) :
- une alternance suffisamment étendues de liaisons simples et doubles, qu’on appelle des liaisons conjuguées;
- la présence de cycles aromatiques avec des liaisons conjuguées ;
- la présence et le positionnement d’hétéroatomes (azote, oxygène, soufre, etc.) en lien direct avec des liaisons conjuguées/cycles aromatiques ;
- l’interaction avec d’autres composés tels que des protéines, des métaux, etc.
4. L’origine électronique de la diversité de couleur des pigments
Ces mêmes propriétés qui permettent aux pigments d’être colorés sont aussi responsables de leurs différentes teintes. En effet, toute variation d’un des paramètres évoqués précédemment peut mener à ce que les électrons d’un pigment absorbent à des longueurs d’onde différentes. Or, la couleur que l’on perçoit d’un pigment est la couleur complémentaire de celle absorbée, ce qui fait qu’une xanthoptérine absorbant dans le violet (bandes jaunes des Guêpes) nous apparait d’une couleur différente d’une érythroptérine absorbant dans le bleu (tâche orange d’un Aurore ; Figure 3).
Nous pouvons aller encore plus loin en précisant que nous nous sommes ici limités à une gamme de longueur d’onde entre 400 et 700 nm simplement parce que nos yeux d’humain sont insensibles aux longueurs d’onde inférieures et supérieures (vous l’aurez compris ici, ce sont bien des pigments qui sont à l’œuvre dans notre rétine, et ceux-ci ne sont spécifiques que d’une petite gamme de longueurs d’onde à cause des propriétés de leurs électrons ; la boucle est bouclée !). Cependant, il n’y a aucune raison pour que le reste du vivant se limite à ces longueurs d’onde. Pour preuve, les Abeilles et Oiseaux sont souvent capables de percevoir le proche ultraviolet (UV ; entre 350 et 400 nm) alors que certains Serpents sont capables de voir dans le proche infrarouge (IR ; entre 700 et 1 000 nm).
Il n’y a donc pas de limite franche entre ce qui est visible et ce qui est invisible, seulement un gradient d’absorption dans le spectre de la lumière en fonction des caractéristiques des molécules organiques (en cela, les pigments n’ont rien de véritablement spécial par rapport à toutes les autres molécules organiques, si ce n’est de nous ravir les yeux).
Dans les faits, lorsqu’on regarde quelles longueurs d’ondes sont effectivement absorbées par un pigment (par la technique de spectroscopie UV/visible/IR qui produit des spectres d’absorption ; Figure 4), on s’aperçoit que les pigments n’absorbent pas à une unique longueur d’onde, mais souvent à plusieurs endroits du spectre et sur des gammes continues, formant des pics plus ou moins élargis autour d’une valeur moyenne (Figure 4). Cela s’explique par le fait que les électrons des pigments sont influencés par la complexité de leur environnement (solvant, matrice, protéine, etc.), leur permettant d’absorber toute une série de longueurs d’onde relativement proches les unes des autres.
In fine, les niveaux énergétiques des électrons d’un pigment dictent son spectre d’absorption total dans l’UV-Visible-IR, ce qui est, conjointement à d’autres mécanismes de coloration non-évoqués ici, à l’origine de la couleur visible d’un organisme (Figure 4).
En savoir plus
- Figon, F. & Lorin, T. (2019) La coloration des Animaux : éléments de physique et de chimie. Planet-Vie. https://planet-vie.ens.fr/thematiques/cellules-et-molecules/biophysique/la-coloration-des-animaux-elements-de-physique-et-de
- Valeur, B. & Bardez., E. (2015) La lumière et la vie, une subtile alchimie. Paris : Belin.
Notes et références
Vignette : Danaus plexippus [Muséum de Toulouse, Licence CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons]
[1] D’un point de vue biochimique, les pigments peuvent provenir directement de l’alimentation (ex. : bilines vertes dérivant de la chlorophylle des plantes, flavonoïdes végétales gardées intactes ; lire Les couleurs des feuilles) ou bien du métabolisme propre de l’organisme (ex. : les mélanines, ptérines et ommochromes/papiliochromes sont produits à partir d’acides aminés ou de bases nucléiques, respectivement la tyrosine, la guanine et le tryptophane).