Mimétisme : lorsque les papillons qui s’assemblent se ressemblent
PDFLorsque les naturalistes britanniques Henry Walter Bates et Alfred Russell Wallace, en quête d’exemples illustrant le processus de sélection naturelle (Lire Théorie de l’évolution : incompréhensions et résistances), arrivent en Amazonie en 1848, ils sont frappés par l’étonnante ressemblance des motifs colorés d’espèces de papillons qui appartiennent à des lignées très différentes (Figure 1). Constatant que certaines de ces espèces ne sont pas comestibles alors que d’autres, qui leur ressemblent, le sont, Bates émet l’hypothèse que les papillons comestibles sont confondus par les prédateurs avec les papillons toxiques, et bénéficient ainsi d’une protection contre la prédation. Ce mimétisme, tel que le nomme Bates (mimicry), et aujourd’hui connu sous le nom de mimétisme batésien, désigne la ressemblance entre des individus appartenant à une espèce comestible et des individus appartenant à une autre espèce présentant des défenses chimiques, leurs conférant un gout désagréable, voire une toxicité. Le mimétisme batésien, est un cas remarquable d’évolution par sélection naturelle, pour lequel on connait précisément quels variants sont avantageux : dans l’espèce comestible, toute variation augmentant la ressemblance avec les individus de l’espèce toxique sera avantagée, car plus susceptible d’être évitée par les prédateurs.
Depuis l’observation de Bates, de nombreux cas d’espèces comestibles mimétiques d’espèces toxiques ont été rapportés chez les papillons, comme chez d’autres animaux. Chez les papillons du genre Papilio, on observe en particulier des motifs mimétiques chez les femelles tandis que les mâles disposent d’autres motifs. Une des hypothèses pouvant expliquer ce dimorphisme sexuel étant la plus forte pression de prédation exercée sur les femelles, qui ont un vol plus lent et un comportement plus prévisible, du fait de leur propension à voler autour de leur plante-hôte.
Cependant, Bates peine à expliquer les cas où les espèces qui se ressemblent ont toutes des défenses, et sont donc toutes non-comestibles (Figure 2) : pour un papillon aposématique , signalant sa toxicité et ainsi protégé de la prédation, quel avantage y aurait-il à mimer les motifs d’une autre espèce toxique ?
Ce n’est qu’en 1878 qu’un biologiste allemand résidant au Brésil, Fritz Müller, propose une hypothèse convaincante, dans un article qui sera traduit en anglais l’année suivante. Müller remarque qu’avant d’apprendre à associer un motif aposématique au mauvais goût des papillons qui les portent, les prédateurs doivent goûter, donc tuer, un certain nombre n de ces papillons. Ainsi, si deux espèces aux motifs aposématiques distincts coexistent dans le même milieu, n papillons de chaque espèce mourront du fait de l’apprentissage des prédateurs. Mais si les espèces se ressemblent au point que les prédateurs les confondent, n papillons au total mourront, ces papillons sacrifiés étant répartis entre les deux espèces au prorata de leurs abondances respectives. In fine, la mortalité au sein de chaque espèce est moindre lorsque les deux espèces se ressemblent que lorsqu’elles sont différentes. Il y a donc un avantage à se ressembler pour les papillons d’espèces aposématiques, non comestibles, qui sont exposés aux mêmes prédateurs, la ressemblance diluant le risque de prédation. La ressemblance entre ces espèces pourrait ainsi évoluer sous l’action de la sélection naturelle, et aboutir à la convergence évolutive des motifs aposématiques. En mettant en équation le risque de prédation pour les individus de différentes espèces et soumis aux mêmes prédateurs, Müller a défini, ce que l’on appelle aujourd’hui le mimétisme mullérien, pour le distinguer du mimétisme batésien, et a produit le premier modèle théorique de biologie évolutive (Figure 3).
En pratique, dans une même localité, on peut trouver plusieurs espèces, parfois plus de dix, qui partagent le même motif coloré. Certaines de ces espèces ont des défenses chimiques, et sont donc des mimes mullériens les unes des autres, et d’autres sont comestibles, et sont des mimes batésiens des premières. On appelle cercle mimétique l’ensemble des espèces qui partagent le même motif (Figure 4).
Les mimétismes batésien et mullérien ont été décrits en premier lieu chez les papillons, et abondamment documentés dans ce groupe. On trouve cependant de multiples exemples chez d’autres organismes, notamment chez les nombreuses espèces d’abeilles, bourdons et guêpes, toutes défendues par la capacité d’infliger une piqûre venimeuse (mimétisme mullérien), qui sont par ailleurs mimées par d’inoffensifs papillons de la famille Sesiidae et mouches de la famille Syrphidae (mimétisme batésien). Le mimétisme est également présent chez d’autres arthropodes (coléoptères, araignées…) ainsi que chez des vertébrés (grenouilles, poissons, serpents…).
Par la ressemblance très fine entre espèces qui sont parfois extrêmement éloignées, mimétismes batésien et mullérien illustrent de façon éloquente l’action de la sélection naturelle. Ces exemples ont d’ailleurs grandement contribué à l’acceptation de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, exposée dans le célèbre ouvrage de Darwin L’origine des espèces. Alors que le mimétisme batésien a un impact négatif sur les populations des espèces aposématiques, non comestibles (les prédateurs mettent plus de temps à associer le motif aposématique au mauvais goût des proies, car ils mangent parfois des mimes batésiens, comestibles), le mimétisme mullérien a un impact positif sur les populations de toutes les espèces du système, car la mortalité liée à l’apprentissage des prédateurs est diluée entre ces différentes espèces.
En savoir plus
- Bates, H.W. (1862). Contributions to an Insect Fauna of the Amazon Valley. Lepidoptera: Heliconidae. Transactions of the Linnean Society. 23 (3): 495–566.
- Darwin, C. (1859). On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life (1st ed.). London: John Murray. ISBN 978-1-4353-9386-8.
- Müller, F. (1879). Ituna and Thyridia; a remarkable case of mimicry in butterflies. (R. Meldola translation). Transactions of the Entomological Society of London. 1879: 20–29.