| Focus 1/2 | Quand l’expédition Tara Océans explore la diversité du plancton

La pompe à carbone biologique de l’océan

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Lucie Bittner, maître de conférences en bioinformatique et génomique évolutive à Sorbonne Université, Paris
Chris Bowler, Directeur de recherche CNRS, Institut de Biologie de l’École Normale Supérieure, École Normale Supérieure, Paris

 

Une question majeure en biologie marine est d’identifier quelles communautés d’organismes et de gènes sont impliquées dans l’export de carbone dans les zones pauvres en éléments nutritifs (zones dites oligotrophes) qui occupent plus de 70% des océans.

Cette question a été abordée en s’appuyant sur une approche intégrant un maximum de données de nature hétérogène afin de comprendre un objet dans sa globalité (la biologie des systèmes) [1]. L’objectif était d’explorer les jeux de données génomiques massifs générées par l’expédition Tara Océans.

Figure 1. Acteurs et mécanismes de la pompe à carbone biologique dans l’océan. [Source ref. 3].
L’océan est le principal puits de carbone planétaire grâce à deux mécanismes principaux :

  • la pompe «physique », qui entraîne les eaux de surface chargées en gaz carbonique dissous vers des couches plus profondes où il se trouve isolé de l’atmosphère;
  • la pompe «biologique » dont l’intensité est directement corrélée à l’abondance de certaines espèces planctoniques.

L’océan profond a ainsi emmagasiné à lui seul un tiers du CO2 émis depuis le début de l’ère industrielle. La figure 1 décrit l’ensemble des mécanismes qui constituent cette pompe [2] :

  • la pompe « biologique » fixe du carbone, soit dans les cellules du phytoplancton via la photosynthèse et du zooplancton hétérotrophe qui s’en nourrit, soit dans les coquilles ou parois cellulaires calcaires comme les écailles des coccolithophores ;
  • Dans les eaux épipélagiques, une partie du carbone ainsi fixé se met à tomber de manière ininterrompue avec les fèces ou après la mort des cellules sous forme de particules marines ou « neige marine ».
  • Deux autres processus importants contribuent au transfert du carbone sous la couche de surface : le mélange physique des matières organiques dissoutes (MOD) et le transport par migration verticale du zooplancton.
  • Une fois sur les grands fonds, le carbone est stocké, on parle alors de séquestration.
Figure 2. Interactome des communautés planctoniques impliquées dans l’export de carbone. Les nœuds du réseau correspondent à des organismes, et les arêtes correspondent à des relations de co-présence (noir) ou de co-exclusion (rouge). Les lignées clés (dont l’affiliation taxonomique est reportée) correspondent ici aux hubs du réseau.

L’analyse conjointe de l’environnement marin (i.e. principalement des valeurs d’export de carbone estimées pour chaque échantillon à partir d’un « Profileur de vision marine » embarqué) [3], et de la diversité des organismes et des fonctions a permis de construire un réseau de co-occurrence global de séquences génomiques et d’en extraire les sous-communautés statistiquement et robustement liées à la pompe biologique des océans. C’est l’interactome des communautés planctoniques impliquées dans l’export de carbone.

Parmi ces communautés de séquences détectées se trouvent des acteurs auparavant déjà recensés, tels que certaines algues photosynthétiques (en particulier des diatomées) [4]. L’implication jusqu’alors largement sous-estimée de certains micro-organismes comme les radiolaires[5], les cyanobactéries et leurs virus renouvelle la vision actuelle des processus régissant l’export du carbone.

Cette étude propose des résultats inédits et détecte des séquences clés du réseau, c’est-à-dire les séquences des points de connexion du réseau, les « hubs », et/ou désignées comme étant les meilleures prédicteurs statistiques de l’export de carbone (Figure 2).

Ces séquences, correspondant à des micro-organismes et/ou des fonctions connus ou inconnus, constituent des candidates idéales pour l’élaboration de biomarqueurs pour le suivi de la pompe à carbone biologique. Connaître la structure des réseaux de séquences génomiques impliquées dans la pompe biologique ouvre de nombreuses perspectives, notamment la possibilité de modéliser finement les processus biologiques impliqués dans le cycle du carbone au sein des océans. Il devrait être aussi possible de tester la robustesse de ces réseaux dans différentes conditions climatiques et de mieux appréhender comment ces différents acteurs planctoniques influencent le cycle du carbone et la régulation du climat.

 


Notes et références

[1] Guidi L., et al., 2016, Plankton networks driving carbon export in the oligotrophic ocean. Nature, 532:465–470.

[2] Benoiston A.-S., et al., 2017, The evolution of diatoms and their biogeochemical functions. Phil Trans R Soc Lond B Biol Sci., 372(1728).

[3] Le profileur de vision marine ou UVP (Underwater Vision Profiler) a été développé pour quantifier la distribution verticale des particules macroscopiques et du zooplancton de taille > 100 µm. Picheral, M., Guidi L., Stemmann L., Karl D. M., Iddaoud G., & Gorsky G., 2010, The Underwater Vision Profiler 5: An advanced instrument for high spatial resolution studies of particle size spectra and zooplankton. Limnol. Oceanogr. Meth. 8:462-473.

[4] Herndl G. J. & Reinthaler T., 2013, Microbial control of the dark end of the biological pump. Nat Geosci. 6:718–724.

[5] Biard T., et al., 2017, Biogeography and diversity of Collodaria (Radiolaria) in the global ocean. ISME J. 11:1331–1344.